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pour combattre la fièvre, quelques outils pour défricher et c’était tout. L’un d’eux me disait : a Qu’allons-nous devenir ? » Un officier d’état-major, importuné de leurs doléances, disait : « Mais de quoi se plaignent-ils ? Il y a de l’eau. » De l’eau, les colons ne s’en souciaient guère, eux qui arrivaient de Paris, des bords de la Seine, et ils ne savaient pas que, dans ce pays altéré, une source, si faible qu’elle soit, est un bienfait sans pareil. Je ne sais quel a été le sort de la petite colonie que j’ai vue préparer son premier gîte, mais je doute qu’elle ait prospéré, car la main qui fait jouer l’outil délié de l’ouvrier est inhabile à fouir le sol et à conduire la charrue.

Tout brutal qu’il était, et surtout qu’il affectait de le paraître, le général Pélissier était ému de la désespérance dont il était le témoin et encore plus des obstacles contre lesquels se heurteraient les nouveaux colons et qu’il ne lui avait pas été malaisé de prévoir. Ce bourru bienfaisant ne négligea rien pour atténuer les difficultés premières. Chaque jour un convoi de vivres partait d’Oran et allait porter du pain au groupe massé près de la montagne des Lions ; il s’employa à caser dans la ville d’Oran même ceux dont le travail pouvait être utilisé, et je sais que, plus d’une fois, il oublia sa bourse dans les visites qu’il allait faire à ceux qu’il appelait « ces farceurs de Parisiens. » Il avait alors cinquante-quatre ans et les paraissait bien ; sa grosse tête blanche, ses larges épaules, sa taille courte lui donnaient une apparence lourde que ne démentait pas la lenteur de sa marche. Son accent nasillard, toujours bourru, était désagréable à entendre, mais son visage énergique dénotait une implacable volonté. Il haïssait les journaux et tout ce qui touche à la presse, car il n’avait pas oublié les torrens d’invectives que l’on avait répandus sur lui, lorsqu’en 1845, il fit enfumer les Arabes dans les grottes de l’Ouled-Rhia. Il avait eu quelques aventures pénibles dont on parlait beaucoup sous le manteau et dont il ne se souciait guère. Il était redouté et considérait les soldats comme des pions d’échiquier qu’il faut savoir ne pas ménager lorsque les grandes parties sont engagées ; on le vit bien à la prise de Sébastopol. C’était un homme de guerre dans l’acception du terme, ne voyant que le but et ne reculant devant rien pour l’atteindre. J’ai entendu dire à des officiers de mérite, qui, en Algérie et en Crimée, ont servi sous ses ordres, que, s’il avait été gouverneur de Paris en 1870-1871, la ligne d’investissement qui nous enserrait eût été brisée, car il eût utilisé pour la guerre de libération les forces que l’on conserva pour la guerre civile, et il eût ainsi, du même coup, fait reculer l’invasion et écrasé la commune en son germe. On dira qu’en 1870, Pélissier aurait eu soixante-quatorze ans et que c’est là un âge qui n’est point propice aux victoires. Soit ; mais le feld-maréchal Radetzky