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idole, celui dont nous ne parlions qu’avec humilité, s’était fait nommer maire de son arrondissement et se présentait aux élections législatives. Le temps a marché depuis cette époque, et l’expérience ne m’a pas épargné ses enseignemens, mais sur ce point elle n’a pas modifié mon opinion : les poètes se diminuent en touchant à la politique. Ernest Renan a écrit : « Il faut au moins dans nos lourdes races modernes le drainage de trente ou quarante millions d’hommes pour produire un grand poète, un génie de premier ordre. » Cela est strictement vrai. Ceux que la nature a doués de qualités exceptionnelles pour la poésie, la science, l’art, ne devraient jamais descendre dans le champ de combats où s’entre-choquent les ambitions. En quittant les hauteurs où leur génie les a placés, en se mêlant à la foule que meuvent des intérêts vulgaires, ils font preuve de plus de vanité que d’orgueil, ils dédaignent leur mission, s’abaissent à des satisfactions éphémères et semblent préférer le fragile honneur d’être le chef de quelques subalternes à la gloire de dominer sur l’humanité. Les plus grands esprits ne sont pas exempts de ce travers qui leur vaut parfois bien des déboires, sinon bien des malheurs, et qui ne leur rapporte aucun bénéfice devant la postérité. Qui se rappelle que Chateaubriand a été ambassadeur et ministre des affaires étrangères ? Si Shakspeare avait été membre de la chambre des communes, qui s’en douterait aujourd’hui ? Bien plus sûrement que l’exercice du pouvoir, un beau vers donne l’immortalité. Quelle mémoire serait assez précise et assez puérile pour pouvoir nommer les ministres que la France a usés depuis cinquante ans ? quelle mémoire, si obtuse et si nulle qu’elle soit, n’en connaît les poètes et les grands artistes ? Pour se contenter d’être simplement un homme de génie, il faut peut-être une modestie supérieure et comprendre que les dons les plus exquis s’affaiblissent et s’étiolent par l’exercice de certaines fonctions.

L’assemblée issue du suffrage universel fut réunie et immédiatement envahie par une portion des électeurs qui l’avaient nommée. La souveraineté du peuple se violait elle-même avec désinvolture. La garde nationale était toujours sur pied ; Flaubert, qui était à Paris en ce moment, prenait un fusil de chasse, se plaçait dans les rangs de ma compagnie, entre Louis de Cormenin et moi, et vaille que vaille « faisait acte de bon citoyen, » car c’est ainsi que l’on parlait. Pendant que l’on discutait au corps législatif et que, pour « fermer à jamais l’ère des révolutions et museler l’hydre de l’anarchie, » on proposait de dépaver Paris afin de le macadamiser, la bataille de juin se préparait. Des deux côtés on avait hâte d’en venir aux mains. L’assemblée voulait en finir avec les clubs, qui voulaient en finir avec l’assemblée. La question des ateliers