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d’âme. Réveillé, de son rêve amoureux, plein d’enthousiasme pour les intérêts sociaux, ou antisociaux au nom desquels grondait l’émeute, il ramasse un fusil et va d’un premier mouvement se ranger parmi les insurgés. Mais bientôt, à leur langage, il s’aperçoit que les chefs sont étrangers, les uns Français, les autres Polonais : ce n’est donc pas la cause de la patrie allemande qu’ils soutiennent, mais celle du bouleversement de la société et de la révolution cosmopolite. Victor brise son arme avant d’en avoir fait usage et se réfugie dans un cabaret voisin. Bientôt la troupe arrive et s’empare demi. On va le fusiller lorsque intervient son ancien rival de l’université, le Junker Henner, qui le sauve d’une mort certaine. Le champion de la bourgeoisie et le fils des nobles se jettent dans les bras l’un de l’autre. Henner épouse la sœur de Kœnig, Kœnig épouse la sœur d’Henner et convertit, son beau-frère aux idées libérales. Ainsi s’éteint, dans un sentiment magnanime, la haine séculaire des Henner et des Kœnig, les classes s’unissent, les antiques préjugés s’écroulent. Ce ne sont pas seulement deux hommes qui se réconcilient ; dans l’esprit de l’auteur, ce dénoûment a une tout autre portée, sociale et humanitaire, ce sont deux principes, deux abstractions qui s’embrassent.

Défenseurs de la même cause, les deux beaux-frères fondent en commun un journal, politique destiné à propager les idées libérales, combattre la réaction, obtenir l’abolition de la censure et la liberté de la presse. « Je renonce, dit Victor Kœnig, à toute autre occupation, littéraire, à mes belles débauches dans le pays des songes. La seule question qui m’importe, et à laquelle je veuille chercher une réponse, c’est de savoir comment sauver notre chère Prusse. Mon père était plus heureux, il n’avait pas à choisir entre plusieurs routes. » En 1813, on n’était pas embarrassé de savoir où était l’ennemi. Victor Kœnig, dans la pensée de M. Freytag, personnifie l’Allemagne : cette Allemagne dilettante, éprise d’art, de littérature et de poésie, doit se vouer désormais aux luttes arides d’une politique pratique et réaliste ; c’est l’avis du dernier des Kœnig, ce fut aussi celui de M. Freytag, qui, de simple littérateur qu’il était en 1848, s’improvisa journaliste libéral et réformateur. Selon lui, en effet, le dévoûment à la cause populaire et nationale et d’abord la lutte pour la liberté de penser, c’est-à-dire de combattre, sont au XIXe siècle la dernière incarnation de l’esprit chevaleresque. Jadis, dans la fraîcheur et la pureté d’un christianisme juvénile, Ivo, l’ancêtre, partait pour la délivrance du saint sépulcre ; maintenant le dernier rejeton de la race consacre les énergies de son âme à l’affranchissement des classes ; les chevauchées héroïques, les coups d’estoc et de taille ont fait place, de nos jours, à l’âpre discussion des intérêts sociaux, à la défense,