Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouble et sa reconnaissance, songeât à l’en empêcher. En ces temps épiques, amour et guerre, tout marchait au pas de charge. Le capitaine, qui s’appelait Dessalle, appelé à de nouveaux exploits, sur d’autres champs de bataille, promit de revenir bientôt chercher sa fiancée. Grâce à la protection de l’officier français, le presbytère fut désormais respecté, et le pasteur, soumis aux décrets de la Providence, lorsqu’il y trouvait son intérêt, se résigna doucement à voir sa fille épouser un ennemi de la pairie. Mais quel ne fut pas le désespoir du docteur Kœnig lorsqu’il apprit ce qui s’était passé et qu’il vit sa chère Henriette avec le fatal anneau des fiançailles à son doigt ! Elle ne lui avait jamais paru plus belle ; ses formes, plus développées, étaient plus imposantes, sa voix plus pénétrante et d’un timbre plus profond.

Cependant le capitaine courait l’Europe à la suite de l’empereur et gagnait des grades… Il était devenu colonel. Le récit de son aventure arriva jusqu’au maître, qui, préoccupé, comme chacun peut le croire, des aventures galantes de ses officiers, l’interpella un jour pendant une revue en lui disant : « Colonel, quand me présenterez-vous la générale Dessalle ? » Le hasard de la guerre ramène notre colonel dans la petite ville ; il tombe malade à l’auberge, demande un médecin, et, cruelle ironie du sort, c’est le docteur Kœnig qui est appelé à sauver son rival : conflit cornélien entre la jalousie et le devoir professionnel. La vertueuse fiancée, sans aucun souci des dangers de l’épidémie, fait transporter le malade au presbytère, espérant peut-être payer ainsi sa dette de reconnaissance. Tout malade qu’il est, le colonel ne tarde pas à soupçonner l’amour du docteur, et avant de partir pour la campagne de Russie qui vient de s’ouvrir, il donne cours à sa jalousie ; les deux rivaux se lancent un mutuel défi en style noble et se proposent de vider leur querelle privée au jour où la patrie n’aura plus besoin d’eux.

Simple volontaire dans une compagnie de marche, en 1813, le docteur a l’heureuse fortune de se trouver face à face avec l’officier français dans une escarmouche. Il fond sur lui comme la foudre ; cheval et cavalier roulent dans la poussière. Après quelques incidens très compliqués, le colonel Dessalle, accablé par la magnanimité de son rival, lui abandonne généreusement ses droits de fiancé, à la grande satisfaction de la belle Henriette, qui, toujours hésitante, s’aperçoit au dénoûment qu’elle n’a pas cessé d’aimer son premier amoureux. Ils s’épousent, et l’on apprend, ô merveille ! que le colonel prétendu français, n’est autre qu’un frère longtemps disparu du docteur, un Kœnig véritable et authentique. Ainsi s’explique l’indécision d’Henriette et sa placidité entre les deux prétendans : ce qu’elle aimait en chacun d’eux, sous des traits différens, c’était