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classiques, il se résignait et restait fort abattu. Un soir de printemps, après avoir servi le dîner, selon sa coutume, Anna s’enfuit si rapidement que George ne fît qu’entrevoir le bout de sa robe dépassant par la trappe entr’ouverte. Il s’assit au coin de l’âtre et se mit à rêver tristement dans l’obscurité grandissante du crépuscule. Il était découragé et bientôt il se jeta sur son lit, le visage tourné vers la muraille, la tête cachée entre ses mains. « Alors une ombre légère glissa le long de l’échelle et s’inclina vers le lit. Le jeune homme se sentit entouré de deux bras caressans, une chaude haleine effleura sa joue, et il entendit ces mots supplians : « Je viens vers toi que j’aime plus que tout au monde : garde ta femme près de toi… » Et dans le silence profond on entendit éclater au dehors, comme un chant de triomphe, le chant du rossignol.

L’amour longtemps captif prend enfin sa revanche ; et c’est la sévère Anna qui raconte ses combats dans des confidences brûlantes à son trop respectueux amant. Par une singulière interversion des rôles, c’est elle qui caresse les boucles de cheveux du nouvel époux, lui tresse des couronnes de feuilles vertes, et couvre sa bouche de baisers. C’est le triomphe de la nature et de la passion sur les consécrations religieuses et le formalisme officiel.

Sur ces entrefaites la guerre éclate entre Albert de Brandebourg, grand maître de l’ordre teutonique, et le roi Sigismond. Les lansquenets soutiennent la cause allemande dans un combat où notre héros a la main coupée. Pour comble d’infortune, son père refuse de reconnaître son mariage. Il faut toute l’influence de Luther, que M. Freytag met en scène à la fin, et ses discours d’une savante casuistique, pour faire accepter au vieillard obstiné la mésalliance de son fils. Une fois engagé dans la voie des concessions, Marcus Koenig ne s’arrête plus ; il abjure le catholicisme, à la suite d’un voyage à Rome, où il a vu de trop près les coulisses et l’envers du décor sur le grand théâtre du Vatican.

Il a plus de peine à sacrifier ses rancunes contre Albert de Brandebourg, qu’il accuse de s’être parjuré en cédant Thorn et le pays de la Vistule au roi Sigismond par un traité qui peut être considéré comme la première assise du futur royaume de Prusse, placé à l’origine sous la suzeraineté de la Pologne. L’avènement de la réforme, la conversion au protestantisme d’Albert de Brandebourg préparent la décadence des chevaliers teutoniques. « Ils sont condamnés à périr quand la réforme s’attaque à la vieille foi du moyen âge et proscrit le culte de la Vierge, dont ils ont été les serviteurs armés. Le grand-maître lui-même se fait sectateur de Luther et transforme en duché, pour lui et ses descendans, la terre conquise sur les Prussiens en l’honneur de Dieu et de sa mère ; mais, par un singulier retour de fortune, cette usurpation inaugure un avenir plus brillant que le