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c’est-à-dire la conquête de la Prusse par les chevaliers de l’ordre teutonique aux XIIIe et XIVe siècles, on relira les belles études de M. Lavisse, publiées ici même[1]. Qu’il nous suffise de rappeler que l’ordre teutonique, sous le grand-maître Hermann de Salza, « le plus habile politique du XIIIe siècle, » commença cette conquête qui fut un long et terrible massacre, fonda des évêchés, bâtit des villes, Culm, Thorn, Kœnigsberg. La ville de Thorn est la principale scène des événemens que nous allons raconter. Importante par sa situation sur la Vistule, à la frontière des pays allemands et des pays slaves, elle a été, au XVIe et au XVIIe siècle, le théâtre de luttes religieuses et nationales très ardentes, une sorte de Genève du Nord, disputée entre la Prusse et la Pologne, entre les catholiques et les protestans, entre les Allemands et les Slaves. En 1519, au moment où commence le nouveau récit de M. Freytag, l’ordre teutonique est devenu vassal de la Pologne, la ville de Thorn est sous la domination du roi Sigismond. Elle est divisée en deux partis de Capulets polonais et de Montaigus allemands ; ceux-ci mettent tout leur espoir dans le grand-maître de l’ordre, Albert de Brandebourg, et ont pour chef Marcus Kœnig, riche négociant.

Ce Kœnig a un fils unique, George, jeune homme plein de droiture, mais turbulent, impétueux, tout de premier mouvement et qui se compromet en mainte occasion. Un jour de carnaval, il se prend de querelle avec un Polonais, bouscule un moine, si bien que son père l’enferme dans sa maison et lui rappelle, en guise de semonce, les exploits de ses ancêtres, chevaliers et apôtres, lui ouvre les armoires secrètes et lui montre ici l’armure, le manteau blanc et la croix noire de Ludolf Kœnig, seigneur de Weitzau, grand-maître de l’ordre teutonique ; là, le costume de pénitent et la chemise ensanglantée d’un autre Kœnig, victime des guerres civiles, exécuté à Thorn par les Polonais, et qui n’est pas encore vengé. Le bonhomme Kœnig compte sur la benoîte Vierge et Monsieur saint Jean, son patron, pour l’aider à satisfaire sa haine de race contre les bourreaux de son aïeul. Aussi inscrit-il sur son grand livre de prières les pieuses corporations auxquelles il appartient, les milliers de Pater Noster et d’Ave Maria récités, ses bonnes œuvres, ses pénitences. « Mais, hélas ! soupirait-il, nous ne savons jamais le cas que font les saints de nos œuvres, et nous sommes bien obligés de nous en rapporter aux prêtres… Je suis devenu vieux, je n’ai épargné ni prières, ni jeûnes, ni sacrifices, et les saints n’ont pas entendu mon désir terrestre… » Le vœu de Marcus Kœnig n’est autre que de voir cesser à Thorn la domination

  1. Récits de l’histoire de Prusse, par M. Ernest Lavisse, dans la Revue du 15 mars, du 15 avril et du 15 mai 1879.