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engageaient la dignité du gouvernement en disant que jamais les régimens prussiens ne sortiraient de Luxembourg ; ils outrageaient l’empereur, ils terrorisaient les souverains et les ministres hésitans, ils signalaient à la vindicte publique ceux qu’ils suspectaient d’avoir des sympathies pour la France.

Il est des émotions réservées aux diplomates à la veille d’une guerre, au milieu de populations hostiles. Les cris et les imprécations haineuses qui éclatent autour d’eux s’adressent à leur pays ; les régimens et les canons qu’ils voient défiler se portent à leurs frontières ; leurs relations, leurs amitiés se relâchent et parfois se brisent ; des regards sombres et courroucés s’attachent sur eux, ils ne représentent plus que l’ennemi. Leurs anxiétés sont poignantes ils ont conscience du danger, ils se demandent s’ils ont rempli leur devoir, si leur clairvoyance n’a pas été en défaut, s’ils n’ont rien à se reprocher ; ils voient leur patrie envahie, ils pressentent que bientôt ils n’auront plus de foyer natal. C’est dans l’une de ces heures où l’on ne sait à quoi se prendre qu’on m’annonça la visite d’un officier supérieur prussien. C’était le colonel de Cohenhausen, je puis bien citer son nom, car le sentiment qui inspirait sa démarche est de ceux qui honorent. Il avait été dans le temps l’hôte de l’empereur et son collaborateur lorsqu’il travaillait à la Vie de César. Il avait gardé de la bienveillance de son accueil un touchant souvenir. Il venait, avant de partir pour Coblentz où l’appelait son service, me supplier d’ouvrir les yeux à mon souverain et de le sauver d’une perte qu’il disait certaine.

Il ignorait la pensée stratégique de l’état-major-général, il ne se doutait pas qu’il s’agissait d’une conspiration militaire, il n’était pas du complot, mais il avait foi dans la supériorité de l’armée prussienne. Il croyait, comme tout le monde, que la guerre entrait dans les desseins de la France que, depuis 1866, elle la poursuivait sans relâche ; il était convaincu que l’empereur, sans s’en douter, était victime d’un piège, que les partis hostiles, en excitant les passions nationales, n’avaient en vue que la perte de sa dynastie. Il me suppliait en termes émus, et comme s’il avait à cœur de s’acquitter d’une dette de reconnaissance, de l’éclairer et de ne pas lui cacher que, s’il jetait le gant à l’Allemagne, il s’engagerait dans une lutte inégale qui lui serait mortelle. Le colonel de Cohenhausen était un savant, il avait étudié les Commentaires de César, mais il n’avait pas lu la Correspondance de Frédéric II.


G. ROTHAN.