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le laboratoire. Je ne jurerais pas qu’il ne se glissât ici, dans la formation des argots techniques, une arrière-intention de soustraire aux profanes, — c’est-à-dire à tous ceux qui ne sont pas de la partie, — les secrets du métier et les arcanes de la science. Les métaphysiciens surtout me paraissent goûter cette manière de se réserver à eux seuls l’intelligence de leurs conceptions. Mais il est vrai aussi, qu’en matière de philosophie comme de science, être parfaitement clair et parfaitement intelligible, c’est être quelquefois parfaitement superficiel et parfaitement banal. La nécessité de s’entendre soi-même, ou, mieux, de s’entendre entre soi, jointe à la pauvreté de la langue, — et la plus riche en un certain sens est toujours pauvre, — ne peut donc manquer ici d’engendrer des argots dont il est aussi difficile de se passer qu’il est impossible de les mettre à la portée de tout le monde. Et puis, les diverses professions sont venues, — cum grano salis, — chacune avec son grain d’amour-propre. Le potier, dit le proverbe, est jaloux du potier, mais tous les potiers de terre mis ensemble sont bien autrement jaloux encore de la communauté des potiers d’étain. Le troupier s’est fait un vocabulaire à l’image de ses occupations ordinaires, sans doute, mais plus particulièrement pour étonner le bourgeois. Le matelot, à son tour, tout de même, et quoique moins préoccupé de l’effet. Et il n’est pas jusqu’à notre brave lycéen qui n’ait cru devoir à la dignité de son uniforme de déguiser sous des appellations baroques les événemens très simples qui tissent la trame de sa vie de collège. Mais il ressort de là ce que j’appelle un commencement de condamnation de l’argot. Car que peut-il entrer dans un argot technique, tel que nous venons d’essayer d’en donner l’idée ? Deux choses seulement : des mots techniques d’abord, qui, par définition, ont besoin d’être expliqués verbeusement pour être compris, et ensuite, si peu qu’il s’y mêle d’affectation ou de nécessité de n’être pas compris, des associations de ces mots entre eux, inverses, si je puis dire, et contradictoires au génie de la langue.

On prétend, je le sais, que la langue s’enrichirait par l’apport de ces mots et de ces locutions techniques. Cela serait vrai si le plus riche était celui qui possède le plus de pièces de monnaies ou de billets de banque. On a coutume pourtant d’examiner au moins si ce sont billets de 1,000 francs ou coupures de 50 qui constituent sa fortune, comme si ce sont pièces d’or ou doubles sous de cuivre. Ceux qui veulent aller au fond des choses ne négligent pas aussi de considérer un peu quels sont les besoins du riche et le rapport qu’ils ont avec ses ressources. Les ressources de la langue française, depuis lontemps déjà, sont presque égales à ses besoins. Or comment les a-t-elle, de siècle en siècle, accumulées ? Non pas, du tout, comme on a l’air quelquefois de le croire, en ajoutant mots sur mots à son vocabulaire, mais en diver-