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logue, — l’intérêt scientifique de l’argot. Car, pour arbitraire qu’elle soit, et même, à de certains égards, ainsi que nous le montrerons tout à l’heure, conventionnelle, cependant, la formation de l’argot ne laisse pas d’obéir intérieurement aux mêmes lois qui gouvernent, il faut bien le savoir, l’évolution naturelle du plus noble ou du plus pompeux langage. C’est un point qu’un savant professeur américain, — M. W. D. Withney, — dans un livre non moins ingénieux que solide, sur la Vie du langage, — a mis clairement en lumière. Les diverses sortes de métaplasmes, par exemple, que cataloguent, si soigneusement, les traités de la plus fine linguistique, sont bien incontestablement un des procédés favoris de formation des argots. Le premier rôdeur de bals qui s’avisa de dire un cipal pour un municipal ne se doutait probablement pas qu’il ne faisait rien moins qu’une aphérèse. Et pour hardie que soit l’apocope, cependant c’en est bien une, il en faut prendre son parti, que de dire champ pour champagne, comme démoc pour démocrate. Même lorsque les mots demeurent ce qu’ils sont et conservent leur figure entière, c’est-à-dire leur sens avec leur orthographe et ensemble leur son, n’est-il pas évident que la métaphore est du même ordre, si nous disons d’un brave soldat qu’il est un lion ou d’un sot qu’il est une huitre ? Les raffinés de l’argot disent un mollusque, à ce qu’on nous assure. Oui : ce sont bien là créations de même nature. Mais, de plus, dans les métaphores toutes neuves de l’argot, nous avons chance de pouvoir suivre ce mouvement de translation qui fait passer les mots du sens propre au sens figuré, mouvement dont il est si difficile de déterminer le point de départ et de retracer la direction vraie, quand il s’agit au contraire d’une vieille métaphore que nous avons héritée des Latins, ou les Latins eux-mêmes de leurs ancêtres de l’Iran.

On peut aller plus loin, et si seulement on ne s’effraie pas de pousser une thèse jusqu’au paradoxe, il est permis de soutenir qu’en un certain sens, et que nous le sachions ou non, nous parlons tous plus ou moins argot. C’est quelquefois de l’argot latin : puisque enfin le latin, et non pas, comme on sait, le latin de Cicéron ou de Virgile, mais le latin populaire et le latin des camps, l’argot démocratique des carrefours de Rome et l’argot soldatesque des légions impériales a fourni le fond de la langue française. C’est quelquefois de l’argot sanscrit. Quand, par exemple, nous appelons le fils du nom de fils, nous l’appelons littéralement celui qui nettoie l’étable, — si toutefois la paléontologie linguistique est une science certaine, — comme nous appelons la fille celle qui trait les vaches quand nous l’appelons du nom de fille. Voilà des images qui nous reportent au milieu d’un peuple de pasteurs. Descendons le cours des siècles. Nous nous servons, dans le style le plus noble, sans scrupule, et même avec plaisir, car elle est belle, de l’expression de prendre l’essor, comme dans un style moins