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faite de toute influence de la sensibilité. Et ainsi la prétendue croyance obligatoire au devoir aboutirait à la négation même du devoir pur, dans son sens rigoureusement philosophique. Enfin, quand même la doctrine du sentiment serait vraie, ce serait toujours à la raison, d’après la règle de l’évidence, à le démontrer. Ce serait à elle à faire la description des sentimens pour y constater celui-là, à en faire l’analyse pour bien montrer qu’il ne se réduit à aucun autre, à en faire l’histoire pour montrer qu’il n’est pas le résultat des coutumes, des mœurs, de l’éducation, etc., et c’est dans la mesure de l’évidence que chacune de ces démonstrations pourra invoquer que nous serons autorisés à affirmer philosophiquement la valeur propre du sentiment moral : réciproquement, dans la mesure où ce travail laisserait à désirer, une part devrait être laissée au doute et on se contenterait de probabilités. Cependant, en attendant, il faut agir, et chacun agira en vertu de ses croyances, en les éclairant le plus possible par la raison. Mais ces croyances, qui sont en partie des instincts, en partie des habitudes, en partie des prévisions rapides, mais confuses, ne peuvent s’arroger le droit de décider objectivement et absolument du vrai et du faux.

Cette doctrine peut paraître dure et excessive, mais elle n’offre aucun danger, car nous la restreignons au domaine spéculatif et scientifique ; nous entendons que chacun dans la pratique a le droit, ou, si l’on veut, le devoir, en tout cas subit la nécessité de conduire sa vie par la croyance. Mais il nous a paru nécessaire d’exprimer avec quelque rigueur le principe essentiel de toute philosophie. On peut nier la philosophie, on peut s’en passer ; on peut la remplacer, pour soi-même, par la religion, par les arts ou par la science ; mais on ne doit ni en méconnaître, ni en altérer le principe. Sit ut est aut non sit. Elle ne peut pas plus consentir à être la servante de la religion naturelle, ni même de la morale, que de la théologie. Ce n’est pas seulement dans le camp des croyans positifs que de telles altérations sont à craindre. Même dans le camp de la libre pensée, on voit des esprits ingénieux qui ne sont pas éloignés de croire que la philosophie est une œuvre d’art, que des systèmes sont des poèmes, qu’il est permis à chacun de s’enchanter de ce qui lui paraît le plus beau, en un mot, que chacun se fait sa vérité. Mais que ce soit la croyance ou la fantaisie que l’on proclame souveraine, cette sorte de subjectivisme est à nos yeux la négation ou l’abdication de toute philosophie.


PAUL JANET.