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philosophique, il faudrait l’en exclure et la proscrire absolument. Ne serait-ce donc que pour la forme qu’on accepte le Discours de la méthode ? N’y voit-on qu’un jeu sans danger, un artifice innocent? Une telle appréciation serait-elle digne de Descartes? Non sans doute. Or l’autorité du Discours de la méthode réside précisément dans cette doctrine fondamentale qui est la base de toute philosophie : c’est que nous ne devons rien affirmer, en tant que philosophes, que sur l’évidence. Mais le devoir dans le sens strict que lui donne la philosophie, à savoir l’impératif catégorique de Kant, est-il évident sans examen? Ce que dans la pratique on appelle de ce nom n’est-il pas un mélange confus d’instincts, de sentimens, d’habitudes, de prudence, qu’il appartient seulement à la philosophie d’élever à une notion claire et distincte ? Cela est-il possible si on ne soumet pas cette notion à l’examen aussi bien que toute autre vérité? Et pendant qu’on l’examine, qu’on l’analyse, qu’on la critique, peut-on, sans cercle vicieux, la supposer d’avance et l’imposer comme devoir avant de l’avoir établie comme la vérité? Et si, après examen, il reste des doutes, des difficultés, des obscurités (par exemple, telle ou telle part à faire au sentiment), est-on tenu philosophiquement d’affirmer plus que la science n’aura démontré? La part d’obscurité qui reste, de quelque manière qu’on l’entende peut-elle être autre chose qu’une certaine chance d’erreur? Et si l’on est autorisé pratiquement à n’en pas tenir compte, est-ce un devoir, est-ce même un droit pour le philosophe de négliger cette chance d’erreur et de mettre sur la même ligne, au point de vue de la certitude rigoureuse, ce qui est évident et ce qui ne l’est pas?

Mais, dit-on, la morale suppose dans les objets un ordre et une gradation de dignité et de valeur qui ne peut pas être objet de raison pure, mais seulement de sentiment, de croyance. La morale implique un élément que l’on appelle la qualité, la dignité, la perfection. Or la qualité, la dignité ne se démontrent pas; elles ne peuvent ê(re que senties. Démontrez-moi qu’un bon cœur vaut mieux qu’un bon estomac. Il y a donc là un acte de croyance, non de science : c’est cependant une certitude égale à toute autre, si on veut toutefois qu’il y ait une morale. J’accorde tout cela, et je sais bien qu’au début de la morale comme de toute science, il faut poser un principe initial qui sépare cette science de toutes les autres; mais je me demande pourquoi ce principe premier, en morale plus que dans toute autre science, serait attribué au sentiment plus qu’à la raison. Et d’ailleurs, en supposant même qu’il en fût ainsi, il n’en résulterait qu’une chose, c’est que la doctrine du sentiment l’emporterait précisément sur la doctrine du devoir pur : car c’est le propre du devoir de s’imposer absolument à la raison, abstraction