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II.

M. Ollé-Laprune croit que c’est un devoir pour l’homme d’affirmer certaines vérités. Nous verrons tout à l’heure quel est, à ce point de vue, mon devoir en tant qu’homme. Mais je déclare, en tant que philosophe, que je ne reconnais qu’un seul devoir, celui de « n’affirmer comme vrai que ce qui me paraîtra évidemment être tel, c’est-à-dire ce que je verrai si clairement et si distinctement que je ne saurais le révoquer en doute. » Voilà, selon nous, pour le philosophe, la loi et les prophètes. Voilà la règle absolue. Descartes l’a posée au début de la philosophie moderne, et c’est par là qu’il l’a créée, constituée. Nul n’est forcé d’être philosophe. Mais celui qui aspire à la philosophie accepte par là même cette loi suprême. C’est son évangile. Il s’engage envers lui-même et envers les autres à n’avoir d’autre règle que l’évidence, à ne pas prendre ses désirs, même les meilleurs, pour le critérium de la vérité. Il ne croira pas que l’affirmation par elle-même soit un devoir; elle ne l’est que lorsqu’elle est imposée par l’évidence; mais elle devient une faute, un péché envers la philosophie lorsqu’elle dépasse l’évidence. Sans doute, lorsqu’un philosophe refuse d’admettre une vérité évidente parce qu’elle lui déplaît, il est coupable; mais s’il affirme une vérité qui n’est pas évidente parce qu’elle lui plaît, il n’en est pas moins coupable. Toutes les illusions, toutes les superstitions, toutes les folies pourront reparaître sous le prétexte de croyances légitimes. Quoi qu’on dise des dangers du scepticisme, ces dangers ne sont rien à côté du danger bien autrement grave de mettre le critérium du vrai dans la volonté. Descartes, qu’on invoque aujourd’hui en faveur de cette thèse, ne l’a jamais soutenue. Il a toujours placé dans l’évidence seule la limite du vrai et du faux, et s’il y a joint la véracité divine, c’est que cette véracité elle-même est évidente pour lui et qu’elle est la source de l’évidence. La volonté, pour Descartes, est cause de l’erreur, mais elle ne fait pas la vérité.

Sans doute, la nécessité pratique nous force souvent à dépasser dans l’affirmation et dans l’action la limite de l’évidence; mais alors nous agissons comme hommes, non comme philosophes. Par exemple, il faut que j’émette un vote dans une assemblée délibérante. Il y a du pour et du contre; l’avenir est obscur; je ne sais au juste de quel côté est la vérité. Cependant l’abstention elle-même est déjà une décision qui peut entraîner les mêmes périls que l’action. Après avoir pesé les raisons de part et d’autre et poussé l’examen aussi loin que je le peux, je finis par me décider pour les raisons prévalentes. Voilà un cas où l’affirmation dépasse l’évidence. Tout ce