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m’aborda avec cordialité et me remercia avec sa bonté habituelle des services que je rendais dans le poste qu’il m’avait momentanément confié, en attendant la vacance d’une légation en Allemagne. Il me questionna sur le sentiment des populations annexées et parut écouter avec intérêt ce que je lui dis des difficultés que la Prusse rencontrait dans son œuvre d’assimilation. Au moment de me congédier, il me demanda incidemment s’il était question en Allemagne du Luxembourg. C’était la demande que j’attendais avec impatience ; elle devait me permettre de donner libre cours âmes appréhensions.

« Je ne le cacherai pas à Votre Majesté, répondis-je, tout le monde en Allemagne est convaincu que la France est mécontente de la transformation qui s’opère à ses portes et qu’elle n’attend qu’un moment propice pour réagir contre les faits accomplis. On tient la guerre pour certaine et l’on prévoit que nous la ferons dès que nous aurons des alliés et une armée reconstituée. Aussi, au lieu d’attendre notre heure, les états-majors prussiens guettent-ils un prétexte pour nous prévenir et profiter de l’avance et des avantages qu’ils croient avoir sur nous. Ils savent que la France s’est émue de la campagne de Bohême et que d’ailleurs, se trouvant en pleine transformation militaire, elle est désarmée, sans fusils et sans matériel. » À mesure que je parlais, la figure de l’empereur, si souriante d’abord, se rembrunissait. Bien qu’il ne me donnât aucun signe d’encouragement, je n’en continuai pas moins à lui faire des arméniens de la Prusse le tableau le plus menaçant. Voyant ses sourcils se froncer de plus en plus, je terminai en disant que déjà se révélaient des signes précurseurs d’une mobilisation prochaine, qu’il m’était revenu de source certaine que le gouvernement prussien avait signé des contrats éventuels lui assurant, sur une vaste échelle, des chevaux et des approvisionnemens. L’empereur, lorsque j’eus fini, me tendit la main mollement. Il lui était pénible d’être réveillé. Toutefois mes avertissemens avaient laissé une impression durable au ministre des affaires étrangères. Ses craintes avaient été lentes à venir ; elles avaient résisté aux dépêches les plus chagrines. Il est vrai que les ministres étaient alors sans initiative, sans responsabilité ; ils n’inspiraient pas la pensée du souverain, ils la subissaient sans oser la contredire. »

Dès le lendemain, M. de Moustier chercha à se prémunir contre les surprises. Il comptait qu’il était temps de s’assurer sinon le concours, du moins les sympathies et l’assentiment des puissances. Il pressentit à la fois les cabinets de Pétersbourg, de Londres et de Vienne. Il était persuadé que l’Angleterre, qui, en dehors de la Belgique, se montrait alors fort indifférente aux choses du continent, ne ferait pas d’objection à la cession du Luxembourg. Ses entretiens avec lord