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Coran ne permet pas de traiter l’infidèle comme le vrai croyant et de lui donner des droits égaux aux siens. Kérédine-Pacha est beaucoup plus dans l’orthodoxie religieuse, lorsqu’il veut réserver aux musulmans les libertés parlementaires et les institutions constitutionnelles. Il est vrai que l’islamisme est une religion très simple, très rationnelle, très peu surnaturelle ; mais ses mérites ne peuvent servir qu’à ceux qui la pratiquent. Pour tous les autres, elle est implacable : il faut qu’ils disparaissent ou qu’ils soient opprimés ! Si les diverses races chrétiennes de l’Orient s’étaient converties à l’islamisme, comme elles allaient peut-être le faire quand l’apparition de la Russie et de Pierre le Grand sur la scène du monde a arrêté leur apostasie, qui sait ? la Turquie serait peut-être devenue une nation aussi libérale, aussi éclairée que toutes les autres. Mais les élémens de révolte qu’elle contenait en elle ne lui ont pas permis de prendre une assiette tranquille, et, continuellement troublée elle-même, elle n’a jamais cessé, elle ne cessera jamais de porter le trouble autour d’elle. Pour s’asseoir dans ses conquêtes, elle aurait dû remporter autant de victoires morales que de victoires matérielles. Au reste, ceci encore est une illusion. À quoi lui aurait servi d’organiser ses forces intérieures ? Si elle avait conservé sa puissance, le devoir religieux lui aurait imposé l’obligation d’étendre plus loin la foi musulmane. Faible, elle peut s’arrêter ; forte, elle doit pousser sa marche en avant. L’islamisme ne deviendra réellement la religion civilisatrice, l’espèce de philosophie spiritualiste presque complètement dégagée de dogmes et de superstitions, la doctrine pacifique et modérée rêvée par Midhat-Pachat, que lorsqu’il régnera sur le monde entier. Jusque-là, il écrasera de ce poids trop lourd pour des épaules humaines les peuples qui se feront ses champions et qui voudront embrasser sa cause, car il les condamnera à une lutte impossible contre tous les dissidens restés encore sur la terre. L’empire ottoman sera la prochaine victime de ses prétentions démesurées, de son fanatisme exclusif. En s’obstinant à faire œuvre universelle, alors qu’il lui reste à peine assez de sang pour soutenir sa vie particulière, on peut reprocher à la Turquie de se tromper lourdement et de courir à une mort certaine : on ne peut pas l’accuser de rompre avec ses traditions historiques ni de manquer à ses devoirs religieux car il faut bien reconnaître qu’elle est fidèle à la mission pour laquelle elle est née et qu’elle ne peut poursuivre jusqu’au bout qu’en périssant.


GABRIEL CHARMES.