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Cette belle raison politique a fait enterrer un projet qui pouvait rapporter plus d’un milliard à la Turquie ! Comme il fallait bien cependant donner des motifs plus sérieux aux entrepreneurs pour leur expliquer un inexplicable refus, Namyk-Pacha leur faisait des objections du genre de celle-ci. Il était dit, dans le projet, que la commission pourrait prendre dans les forêts voisines des chantiers les bois nécessaires à l’exécution des travaux. « Eh quoi ! observait Namyk-Pacha, voilà bien les Européens : on leur donne du charbon et ils réclament encore du bois ! Qu’en veulent-ils faire et où s’arrêteront-ils ? »

La comédie, on le voit, se mêle au drame dans la politique turque ; car ce n’est pas sans raison que Hassan-Fehmi parle dans son rapport des populations qui succombent à la famine faute de travail, tandis que Namyk-Pacha fait des bons mots sur ceux qui voudraient leur en procurer. J’ai parlé des malheurs de l’Anatolie. Toutes les autres parties de l’empire souffrent également. À Stamboul même, la misère est profonde. On a peine à s’expliquer de quoi vivent les familles turques, qui ne reçoivent plus depuis quelques années le moindre secours de l’état et qui ne sauraient demander à l’industrie les ressources que l’état a cessé de leur fournir. La plupart d’entre elles ont vendu tour à tour tout ce qu’elles possédaient de bijoux, de vieux meubles, d’objets précieux. Ce sont là des expédiens dont la durée, grâce à la sobriété orientale, peut se prolonger quelques années encore, mais dont cependant le terme arrivera bientôt. Si le sultan s’obstine à dépeupler et à affamer les provinces de son empire pour entretenir une nombreuse armée ; s’il persiste, par méfiance de tout ce qui vient de l’Europe et par peur des chrétiens, à laisser en friche des contrées d’une admirable fertilité ; s’il ne renonce pas à un fanatisme étroit dans ses principes, mais démesuré dans ses ambitions, la décadence de la Turquie fera des progrès d’une effrayante rapidité. Certains avares meurent de faim sur des trésors. Tel est aussi le sort des peuples que des causes morales empêchent de mettre à profit leurs richesses naturelles. Or parmi les causes morales qui produisent ces résultats désastreux, il n’y en a pas de plus efficace qu’un gouvernement théocratique. Toute l’histoire de la Turquie le démontre d’une manière éclatante. Après le premier essor de la conquête, où le fanatisme religieux a puissamment secondé leurs entreprises, les Turcs se sont vus immédiatement frappés de décadence. Derniers venus des grandes races européennes, ils seront les premiers à disparaître d’un continent où ils n’ont jamais su s’organiser pour la vie. Et ce serait une étrange erreur de leur part s’ils s’imaginaient qu’expulsés de l’Europe, il leur sera possible de continuer en Asie leurs destinées troublées, mais glorieuses ! Le jour où le sultan passerait