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ont perdu leur indépendance, non pour avoir fait appel aux capitalistes européens, mais pour avoir manqué aux engagemens qu’ils avaient pris en les appelant. Il est clair que, si la Turquie suivait une conduite analogue, elle aurait un sort pareil ; mais si elle était assez sage pour user de l’Europe sans la tromper, elle n’aurait rien à craindre d’elle, elle aurait tout à gagner en obtenant son concours. Hassan-Fehmi indiquait d’ailleurs, dans son rapport, une précaution prudente pour éviter que de financière l’action européenne ne devînt matérielle et politique. « Il y aurait un moyen de rassurer nos intérêts, disait-il, ce serait d’adopter le principe de répartir autant que possible les concessions de travaux publics entre des syndicats ou des compagnies de nationalités différentes. » Idée parfaitement juste et d’une sagesse évidente. Ce qui a maintenu jusqu’ici la Turquie, ce n’est point sa propre force, c’est la division et la rivalité des intérêts politiques des puissances européennes : la division des intérêts matériels produirait dans une autre sphère les mêmes résultats. Ne voit-on pas quelles difficultés les créanciers turcs rencontrent dès qu’ils veulent entreprendre une action commune ? Un des protocoles du traité de Berlin proposait de soumettre les finances de l’empire ottoman à une commission internationale de contrôle ; ce projet a avorté, il est à peu près certain qu’il avortera toujours, car il est impossible que, sous les revendications financières ne se glissent pas des prétentions politiques qui se combattraient et se neutraliseraient les unes les autres.

Quoiqu’il en soit, en même temps que les plans d’union islamique prenaient de la consistance à Constantinople, un mot d’ordre venu du sultan lui-même ordonnait de repousser toutes les affaires proposées par les étrangers, — construction des quais de Constantinople, établissement de phares dans la Mer-Rouge, exploitation de mines, percement de voies de communication, etc. ; — toutes ces œuvres chrétiennes, tous ces présens trompeurs de la civilisation européenne devaient être rejetés sans merci. Ils ne devaient pourtant pas être rejetés brusquement et avec violence. Les Turcs ont des procédés d’action bien différens. Ils ne disent jamais non, ils se contentent de ne jamais dire oui. Il en résulte qu’une affaire peut traîner des années entières dans les bureaux de leurs administrations sans être au bout du compte ni acceptée ni refusée. Lorsqu’un entrepreneur ou un capitaliste se présente, ils lui font bon accueil, ils écoutent ou ils ont l’air d’écouter ses propositions, ils les examinent et les discutent à perte de vue, ils ne concluent jamais. Les projets de travaux ou d’entreprises passaient déjà par une filière interminable d’où ils sortaient réduits à rien ; mais, depuis quelques mois, on a trouvé le moyen de leur faire subir une nouvelle épreuve dont aucun ne s’est encore tiré sain et sauf. Une grande commission qui