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II.

D’ordinaire, lorsqu’une nation vient de subir de grands désastres, lorsqu’elle est sortie vaincue et mutilée d’une guerre où elle a éprouvé tous les revers de la fortune, elle suit durant quelques années une conduite dictée à la fois par la nécessité et par le bon sens. La Russie a défini cette conduite d’un mot qui a fait fortune parce qu’il traduisait admirablement la situation à laquelle il répondait, le mot de recueillement. Après une défaite écrasante, si énergiquement constitué pour la vie qu’il puisse être encore, un pays a besoin de se replier sur lui-même, de ramasser ses forces brisées et dispersées, de renoncer momentanément à toute action au dehors, d’éviter avec le plus grand soin les occasions de conflit qui risqueraient de s’élever entre ses voisins et lui, de se condamnera une inaction extérieure à peu près complète, afin de consacrer à sa réorganisation intérieure tout ce qui lui reste de force, de courage et d’activité. Ce n’est pas seulement la Russie qui s’est astreinte dans ces dernières années à ce régime sévère ; la France n’a pas cessé de s’y soumettre depuis dix ans ; elle l’a même fait avec une rigueur qui a paru quelquefois excessive. Et cependant la France, après ses derniers malheurs, était battue sans doute, mais elle était bien loin d’être ruinée. Jamais au contraire elle n’avait eu plus de ressources ; jamais sa richesse n’avait été plus éblouissante. Ce qu’avait fait la Russie en 1856 et la France en 1871, il semblait que la Turquie dût le faire à bien plus forte raison après les sanglans échecs qui avaient failli détruire à tout jamais sa puissance politique et qui avaient achevé sa déconfiture financière. Non-seulement elle avait perdu ses meilleures provinces, non-seulement sa capitale était ouverte désormais à ses ennemis, non-seulement elle ne conservait plus, en dehors de l’Asie, qu’une apparence d’empire, mais sa pauvreté dépassait encore sa faiblesse. Elle avait commencé par la banqueroute ; la défaite n’était venue qu’ensuite. De plus, il n’y avait aucune comparaison à établir entre son état et celui des autres nations qui ont subi des crises semblables à celle qu’elle traversait. Séparée de tous les peuples européens par sa religion, ses mœurs, ses traditions fanatiques ; considérée comme une étrangère au milieu des races chrétiennes, qui supportent difficilement son voisinage ; nourrissant dans son propre sein d’innombrables élémens de révolte et de révolution, elle ne pouvait compter sur aucune alliée sincère et devait craindre que ses adversaires s’entendissent à la première occasion pour se disputer les lambeaux de son héritage. Le moindre choc risque de faire tomber en poussière l’édifice vermoulu de l’empire ottoman. Eviter ce choc à tout prix jusqu’à