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généraux, qui avaient montré, au contraire, des qualités que personne ne leur soupçonnait, mais par la faute du sultan, lequel avait prétendu diriger de son palais les opérations militaires et avait compromis par d’impardonnables erreurs le succès d’une campagne commencée sous les plus heureux auspices. Qu’était-ce donc que le sultan ? Était-il bien vrai qu’il fût le chef de l’islam ? S’il n’était, par hasard, que le souverain de la Turquie, que le roi d’une race détestée dont le gouvernement pèse lourdement sur les Arabes, serait-il sage, serait-il conforme au devoir religieux de verser son sang pour lui ? N’y aurait-il pas quelque imprudence à confondre la cause de la religion avec la sienne ? L’islamisme est une œuvre arabe, non une œuvre turque : pourquoi donc les Arabes n’essaieraient-ils pas de la défendre en séparant le sort des musulmans de celui des Turcs, voués désormais à une irrémédiable décadence ? Pourquoi ne profiteraient-ils pas de la ruine inévitable de la Turquie pour s’émanciper d’une domination qui leur a toujours pesé et pour reprendre la direction de l’islamisme, dont, après tout, ils sont les fondateurs ? Le rôle religieux et politique de la Turquie est fini. L’heure serait donc venue de constituer une union islamique, affranchie du joug ottoman, qui aurait pour premier résultat et pour heureuse conséquence d’assurer l’indépendance (istiklaliat) des peuples arabes.

Ainsi, l’idée que Midhat-Pacha et ses amis avaient essayé de faire triompher à Constantinople avant la guerre, c’est-à-dire la séparation du califat et du sultanat, de la puissance religieuse et de la puissance temporelle, a été reprise, après la guerre, sous une forme nouvelle, non plus par quelques hommes politiques, mais par les populations elles-mêmes et dans un dessein absolument opposé à celui que poursuivaient ceux qui en avaient tenté les premiers la réalisation. Il ne s’agissait plus de sauver l’empire ottoman ; il s’agissait, au contraire, d’achever sa ruine. L’œuvre commencée par des partisans résolus de l’unité nationale était reprise par des meneurs séparatistes. Elle ne devait plus s’accomplir en faveur de la Turquie, mais contre elle. Chose curieuse cependant, les mêmes personnes y travaillaient encore, dans des conditions pourtant si différentes. Soit ambition personnelle, soit conviction que l’empire ottoman était perdu sans retour, que son salut était à tout jamais désespéré, Midhat-Pacha, nommé gouverneur de Syrie, a été un des plus grands promoteurs de l’émancipation arabe. Chose plus curieuse encore ! l’Angleterre, contre laquelle avait été inauguré, dit-on, ainsi que je vais l’expliquer, le mouvement d’unité islamique, a secondé de tout son pouvoir les efforts de Midhat-Pacha, et si lord Beaconsfield n’était pas tombé du pouvoir, il est probable que le cabinet conservateur n’aurait rien épargné pour organiser en Syrie une sorte de