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toutes les puissances à envoyer leurs flottes en face de Dulcigno, proposer le blocus de Smyrne, annoncer le dessein de ne reculer devant aucune extrémité pour faire triompher les ambitions de la Grèce et pour contraindre la Turquie à exécuter au pied de la lettre chacune des clauses du traité de Berlin. Ces clauses sont si nombreuses ! Elles renferment un si grand nombre de prescriptions qui permettent à l’Europe, non-seulement d’imposer à l’empire ottoman des cessions de territoire, mais même de se mêler, si cela lui convient, de ses affaires intérieures et de prendre une part directe à sa politique ! Ne l’autorisent-elles pas à exiger que des institutions libérales soient accordées à l’Arménie ? Ne lui donnent-elles pas le droit de surveiller dans toutes les provinces les réformes administratives promises par la diplomatie turque ? Enfin ne peuvent-elles pas l’amener un jour à mettre le sultan en tutelle, comme le khédive d’Egypte, au moyen d’une commission internationale de contrôle financier, chargée en apparence de protéger les intérêts des créanciers, mais se proposant en réalité de s’emparer peu à peu de la puissance politique et de l’exercer à son profit ? Depuis trois ans que l’Europe est venue au secours de la Turquie et l’a arrachée aux mains victorieuses de la Russie, il ne s’est point passé un seul jour, presque une seule heure, sans qu’elle lui ait fait payer ce service par une nouvelle réclamation, par un nouvel empiétement sur son territoire ou sur sa souveraineté. Au milieu des luttes incessantes qu’il a fallu soutenir contre ses réclamations et ses empiétemens, était-il impossible que le gouvernement turc trouvât assez de loisirs pour réorganiser les forces de l’empire, et entreprendre les réformes et les travaux qui lui auraient rendu l’ordre, qui auraient rétabli sa prospérité ? La ruine et l’anarchie se sont donc ajoutées à la spoliation comme conséquences du traité de Berlin, et l’Europe, qui était la véritable cause de cette ruine et de cette anarchie, les a cependant imputées à crime à la Turquie, lui reprochant de ne pas faire ce qu’elle ne lui donnait pas le temps de faire, l’accusant de lenteur, de mauvaise volonté, d’irrémédiable incurie, alors qu’elle la contraignait à employer tout ce qui lui restait d’activité dans des négociations diplomatiques aussi stériles qu’interminables.

Telle est la manière de raisonner du sultan et de ceux qui l’entourent. Tels sont les motifs qui les ont peu à peu éloignés de l’Europe, à laquelle ils avaient donné toute leur confiance au moment du traité de San-Stefano. Les Turcs s’imaginent volontiers, pour me servir d’un mot vulgaire, mais expressif, que tout leur est dû, que c’est pour les grandes puissances un devoir véritable de réparer leurs fautes et d’éloigner d’eux les fâcheux effets