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encore aux Turcs : ils ont le courage militaire, la finesse diplomatique, l’honnêteté privée, le génie du commandement, la discipline civique ; ils sont très supérieurs sous tous rapports aux populations qu’ils ont trouvées établies sur le sol de leur empire, en Afrique, en Asie et en Europe ; si l’intelligence de quelques-unes d’entre elles est plus prompte que la leur, aucune ne possède un ensemble de dons naturels aussi remarquable, aussi approprié aux conditions du gouvernement des hommes. Il semble donc qu’en vertu de la loi constante de l’histoire, ils auraient dû s’assimiler sans trop de peine des élémens nationaux inférieurs. Il n’en a rien été cependant : partout où ils ont passé, partout où ils passent encore, c’est comme une armée en campagne ; ils sont campés, ainsi qu’on l’a dit, ils ne sont fixés nulle part. Phénomène qui serait inexplicable s’il ne s’expliquait pas tout naturellement par cette confusion du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, de la politique et de la religion, que Midhat-Pacha et ses amis regardaient à bon droit comme le plus grand mal de leur pays et qu’ils essayaient de détruire en laissant au sultan le prestige du califat, mais en plaçant la puissance matérielle entre les mains d’un ministère responsable et sous la garantie d’un parlement où chrétiens et musulmans devaient être confondus. On a beaucoup ri du projet d’instituer à Constantinople un régime parlementaire et de faire nommer des députés par les Kurdes et les Bédouins. Le suffrage universel appliqué aux hordes nomades de l’Asie et de l’Afrique a paru généralement une de ces bouffonneries dont l’Orient est coutumier et qu’on n’accepte en Occident qu’avec accompagnement de musique d’Offenbach. C’était s’arrêter aux apparences, oublier le sérieux du fond, pour s’attacher uniquement à la forme, laquelle en effet prêtait à l’ironie. Si Midhat-Pacha et ses amis, nourris dans les illusions de la Jeune Turquie, avaient pris un singulier moyen d’atteindre le but qu’ils poursuivaient, — la séparation de l’état d’avec la religion, — ils n’en avaient pas moins admirablement compris que cette séparation, réalisable ou non, était la dernière chance de salut qui restât à leur pays, et que, même sans espoir de succès, il fallait ne reculer devant aucun effort pour l’essayer. En cherchant à substituer au soldat de l’islam, au satellite du calife, au chevalier de Mahomet, au Turc en un mot, un être nouveau, l’Ottoman, qui pouvait être musulman ou chrétien, adorer Allah ou Jésus-Christ, mais qui était avant tout un patriote et le sujet d’un grand pays, ils tentaient une des révolutions les plus profondes de l’histoire orientale. Ils ont échoué sans doute, complètement échoué, mais ce n’est pas une raison pour méconnaître ce que leur entreprise avait de grand et de sensé. Ils avaient eu l’habileté de se donner pour alliés les hommes les plus ardens du parti religieux, les softas, et le chef de la foi lui-même,