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la Tunisie et peut-être aussi afin d’obtenir l’alliance de quelques-unes des grandes puissances dans cette entreprise insensée. On a été surpris qu’ayant résisté de longs mois à toute l’Europe avant d’accorder au Monténégro un modeste territoire, il renonçât tout à coup aux éternels procédés dilatoires de la diplomatie ottomane et cédât d’emblée à la Grèce une frontière admirable. L’explication est bien simple. Il a abandonné son intérêt de souverain temporel à ses espérances de souverain religieux. Au début de la guerre de Tunisie, les Tunisiens qui habitaient Constantinople crachaient au visage des Turcs en leur reprochant de ne rien faire pour sauver une terre sainte de l’islam. Le prestige du califat était en danger : plutôt que de le laisser périr, ne valait-il pas mieux perdre la Thessalie ? ne valait-il pas mieux aussi perdre, pour toujours peut-être, l’alliance de la France et rompre avec les traditions séculaires de la Turquie ? En tout cas, c’était le seul moyen de prouver au monde musulman que « l’union islamique » n’était pas un vain mot, qu’à l’heure du danger le chef de cette union savait payer de sa personne, au besoin même de ses états, et combattre dans l’intérêt général. À la vérité, l’événement a prouvé que ce n’était pas le moyen de montrer que « l’idée seule de l’existence de cette union frappait l’Europe de terreur, » ainsi que s’exprimait naguère une feuille turque ; car si l’Europe a tremblé en lisant les circulaires de la Turquie, ce dont on ne s’est aperçu qu’à Constantinople, la France, qu’elles visaient surtout, n’en a pas ressenti une bien grande émotion. Mais, à défaut d’effroi, la France et l’Europe auraient tort de n’éprouver que de l’indifférence pour la politique d’Abdul-Hamid, attendu qu’elle a déjà exercé une grande influence sur la situation intérieure de la Turquie, qu’elle en exercera une plus grande encore à l’avenir, et qu’elle risque de réveiller, par contre-coup, la crise orientale. En se prolongeant quelques années encore, elle conduira l’empire ottoman à la ruine définitive qui le menace depuis si longtemps. On me permettra donc d’en exposer l’origine et de tâcher d’en indiquer les conséquences les plus prochaines.


I.

Pour comprendre par quelle suite d’idées Abdul-Hamid en est arrivé à se considérer avant tout comme le calife des musulmans et à poursuivre avec une sorte d’aveuglement fanatique la politique religieuse qu’il a adoptée depuis quelques années, il faut se rappeler dans quelles conditions il est monté sur le trône et quels ont été les premiers incidens de son règne. Au moment où la folie de son frère Mourad lui a livré un pouvoir que celui-ci avait ramassé