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par peur de la France, les Arabes du Sahara, de la Tunisie et de la Tripolitaine s’allieront peut-être avec les Turcs ; mais ce ne sera qu’une alliance momentanée, après laquelle des divisions violentes éclateront. En Égypte, depuis quelques mois, l’armée indigène est en révolte déclarée, non contre les Européens, dont elle sent que le pays ne saurait se passer, mais contre l’aristocratie turque, dont elle ne veut plus supporter la domination. Personne n’ignore que les Arabes de Syrie ne préparaient rien moins, il y a un an, que l’organisation d’un royaume indépendant sous l’autorité de Midhat-Pacha et sous le protectorat plus ou moins ostensible de l’Angleterre. Dans l’Arabie proprement dite et dans le voisinage du golfe Persique, la puissance du sultan n’est déjà plus qu’un vain mot. En excitant le patriotisme arabe, Abdul-Hamid s’expose à obtenir un résultat pareil à celui que des excitations du même genre ont produit en Albanie. Mais une perspective aussi lointaine ne saurait l’effrayer : il est trop Turc pour songer au lendemain, pour prévoir les conséquences dernières des entreprises dans lesquelles il se lance avec l’aveugle témérité de sa race.

Ce serait donc, de notre part, un acte d’incontestable imprévoyance que de répondre par le dédain aux projets du sultan en Afrique et de ne rien faire pour en prévenir l’exécution. La modération excessive dont nous avons voulu faire preuve au début de la guerre de Tunis a eu pour nous les plus fâcheuses conséquences. En Orient rien n’est plus imprudent que l’excessive prudence. Nous en avons fait l’expérience à nos dépens. Il est à souhaiter que ces premières leçons nous aient assez profité pour que nous évitions désormais les fautes qui nous ont d’abord si mal réussi. Nous voici condamnés à exercer sur les démarches de la Turquie une surveillance constante. Avec les Turcs, en effet, on ne doit point s’arrêter aux bravades extérieures, ni, de ce qu’elles sont très ridicules, s’imaginer qu’elles sont très inoffensives. J’étais à Constantinople au moment où l’expédition de Tunis a provoqué contre nous les violentes colères du sultan, S’inspirant de l’irritation du maître, la presse turque nous accablait de son mépris. Le plus important peut-être des journaux de Constantinople, le Vakit, déclarait avec emphase qu’il était inutile d’envoyer une flotte à la Goulette, qu’une simple caïque portant le pavillon ottoman suffirait pour soulever contre notre armée toutes les populations africaines, qui jetteraient immédiatement nos soldats dans la Méditerranée. Mais, tandis que le Vakit amusait la vanité nationale par ses sottes fanfaronnades, on armait les beaux cuirassés turcs dans les eaux du Bosphore et de la Corne d’Or. Sans l’attitude vigoureuse de notre gouvernement, sans l’énergie personnelle de notre ambassadeur, M. Tissot, un homme avec lequel les Turcs ont appris à compter, ces cuirassés seraient certainement