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de vogue. Pourquoi cette préférence ? Parce que Gervaise et Coupeau ressemblent par quelques traits à des créatures humaines, et que la marche de leurs aventures me laisse le temps de les reconnaître ; au contraire, les mannequins dont le drame de M. Arnould est peuplé se croisent, se heurtent, se meurtrissent et se bousculent, dans un désordre étudié qui ahurit mon attention. S’il ne s’agit que de ne pas comprendre, j’aime mieux quitter le Duc de Kandos et aller voir à la Renaissance l’Œil crevé de M. Hervé ; là je rirai sans fatigue, n’ayant pas le fol espoir de trouver la raison des choses, tandis qu’à ce drame « chargé de matière, » je peinais pour bâiller. En revanche, j’accorderai volontiers aux amateurs de vaudevilles bien faits que la Vente de Tata obtiendrait un succès plus solide si M. Hennequin avait mieux administré l’esprit de M. Wolff, s’il avait construit la pièce avec plus d’industrie et de conscience, d’api es les procédés consacrés par les vaudevillistes de l’âge d’or, et dont se souviennent, en cet âge de fer, les laborieux auteurs du Cabinet Piperlin. Êtes-vous contens, ô mânes de Scribe, et vous, lévites qui gardez l’arche sainte des lois et conventions du théâtre ? Bien que je préfère un chef-d’œuvre qui pèche contre ces règles et se moque de ces conventions au vaudeville le plus parfait selon ces conventions et ces règles, je reconnais que l’étude de ce répertoire qui vous est cher ne nuit pas aux jeunes auteurs et que même, bien employée, elle peut leur servir. Je tiens que le génie peut se passer d’orthographe et que l’orthographe toute seule ne fait pas le génie : dois-je pour cela dissuader d’enseigner l’orthographe et de l’apprendre, à défaut du génie qui ne s’enseigne et ne s’apprend pas ? Enfin, — et cette raison passe pour moi toutes les autres, — il est bon que les jeunes auteurs apprennent le « métier, » quand ce ne serait que pour acquérir le droit de le mépriser, comme il est bon parfois d’être de l’Académie pour pouvoir, à l’occasion, faire la nique au Dictionnaire.

Mais, pensez-vous, je suis plaisant de conseiller aux jeunes auteurs d’étudier, à titre d’exercice, tout ce moyen répertoire qui fit les délices de nos aînés. Où peuvent-ils les connaître, ces ingénieux ouvrages, sinon dans le silence et la paix des bibliothèques ? Or, c’est prendre une singulière leçon de mouvement scénique que d’examiner les ressorts d’un vaudeville au repos : la vue d’une seule scène vivement menée sur les planches en apprend plus que l’analyse minutieuse de trois ou de cinq actes. Mais aujourd’hui les directeurs, qui ne sont que les gérans responsables de sociétés financières, ne perdent pas leur temps à remonter ces vieilleries. Ils pensent comme Aristote que l’action est maîtresse du théâtre : aussi ne songent-ils qu’à distribuer de gros dividendes. C’est assez naturel, puisqu’ils sont pour cela dans cette place. Comment y réussir ? Non pas, vous le devinez, en jouant un jeu modéré qui leur donnerait sûrement un bénéfice médiocre, mais plutôt en risquant à l’aventure des mises considérables qui peuvent,