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entiers, des scrutins de ballottage apportant toujours le même partage des votes. Les trois concurrens furent abandonnés. Garfield fut proclamé candidat du parti républicain et bientôt après élu président à une très grande majorité.

Entré en fonctions au printemps de cette année, l’abominable attentat qui l’a jeté sur un lit de douleurs ne lui a pas permis de montrer ce qu’il eût été comme chef d’état. Cependant sa première parole fut consacrée à recommander la substitution de l’arbitrage à l’emploi barbare de la force, pour régler les différends internationaux, et l’un de ses premiers actes fut de proposer à l’Europe de former avec l’Amérique une union monétaire, afin de faciliter les relations commerciales entre les deux continens. L’enfant batailleur, le fighting boy, le général qui s’était illustré à la guerre, ne prêchait que la paix. Comme tous les Américains clairvoyans, il voulait donner pour mot d’ordre à la grande république la sainte maxime de l’évangile : Heureux les pacifiques, car ils possèderont la terre ! Les États-Unis n’ont d’armée que pour maintenir l’ordre sur leurs frontières, une vingtaine de mille hommes pour 39 millions d’habitans.

Cependant, avec un excédent annuel de recettes d’un demi-milliard, ils pourraient armer plus facilement que la plupart de nos états européens, de nombreux régimens. S’ils ne le font pas, ce n’est point par économie, mais par prudence. Ils ont hérité de leurs ancêtres d’Angleterre cette conviction qu’une grande armée et des institutions démocratiques sont deux choses qui s’excluent. Le principe des armées, c’est l’autorité. Le principe des gouvernemens libres, c’est la discussion. A la longue, ces deux principes contraires doivent se heurter. Partout où existe une grande force militaire, le régime parlementaire ne dure que par tolérance. Vienne une grande secousse ébranlant la société, le chef de l’état pourra faire un 18 brumaire ou même un 2 décembre. A l’époque de la guerre de la sécession, des collaborateurs de la Revue, visitant les États-Unis, croyaient voir apparaître, derrière les quinze cent mille baïonnettes qui couvraient le territoire de l’Union, l’ombre d’un césar qui approchait. Ces prévisions ne se sont pas réalisées. L’armée a été licenciée. Les citoyens qui s’étaient armés pour défendre l’intégrité de la patrie ont repris leurs occupations dans la vie civile. Jamais l’avenir de la liberté n’y a semblé p’us assuré qu’en ce moment. Comme, tant qu’elle restera unie, nul autre état ne pourra mettre en péril la puissante république qui occupe tout un continent, longtemps encore elle aura ce bonheur exceptionnel de n’avoir pas besoin d’une forte armée permanente. Le danger du césarisme n’apparaîtra que le jour où les barbares de l’intérieur, prédits par Macaulay, auront forcé la société à s’armer