Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/678

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bas-fonds de la misère et de la démagogie, le ventre vide et le cœur rempli de haines, useraient de leur droit de vote pour détruire l’ordre social actuel. Garfield ne croyait pas à ces prophéties pessimistes. « Macaulay, dit-il, vivant dans une société où la majorité des hommes doit rester écrasée à jamais sous le poids de l’aristocratie et des capitalistes héréditaires, ne pouvait comprendre la situation toute différente créée par les institutions démocratiques. Grâce à Dieu, ajoute-t-il, grâce à nos ancêtres par qui fut constituée cette république, grâce aux hommes qui ont réalisé les promesses de la Déclaration, il n’existe pas chez nous de classifications fixes et immuables. Ici, la société n’est pas stratifiée en couches horizontales, comme la croûte de la terre ; elle ressemble plutôt à l’Océan, large, profond, ouvert, toujours en mouvement, et tellement libre dans toutes ses parties, que la goutte d’eau qui a roulé sur le sable du fond monte ensuite, monte encore, jusqu’à ce qu’elle étincelle enfin aux feux du soleil, balancée sur les plus hautes cimes des flots. Voilà l’image de notre milieu social, tout pénétré des bienfaisantes clartés de la liberté humaine. Pas un enfant de l’Amérique, si pauvre, si humble, si délaissé qu’il soit, pourvu qu’il ait une tête bien organisée et un bras vigoureux, qui ne puisse monter par tous les degrés de l’échelle sociale et devenir l’ornement, la gloire, la colonne de l’état. » Je suis porté à croire, quant à moi, que Macaulay a vu juste, et si le sombre avenir qu’il prévoyait est encore très éloigné, j’estime qu’il faut l’attribuer aux espaces illimités et aux richesses incalculables que la nature offre là-bas aux générations nouvelles, plutôt encore qu’à l’excellence des institutions. Mais à ne considérer que le présent, la poétique image tracée par Garfield est juste. Il en est la preuve vivante. N’est-il pas, en effet, cette goutte d’eau qui, partie du fond de l’océan démocratique, monte toujours et brille enfin sur la plus haute crête de la vague ?

James-Abraham Garfield naquit, le 19 novembre 1831, à Orange-Township, non loin de la ville si florissante aujourd’hui de Cleveland, dans l’état d’Ohio. Il descendait de l’un de ces puritains qui, en 1635, quittèrent l’Angleterre, pour conquérir la pleine liberté de conscience. Sa famille est, dit-on, d’origine saxonne pure. Son nom, en effet, signifiant « champ de guerre, » est formé de racines exclusivement germaniques : gar, gwar, war, guerre, et field, champ. Les parens de Garfield vinrent s’établir, en 1830, dans les forêts vierges de l’Ohio. Trois ans après, ils avaient bâti leur demeure et défriché la propriété dont la culture devait les faire vivre. Malheureusement, le père, à la suite d’un travail forcé, fut atteint d’un refroidissement qui l’emporta. La veuve, restée seule avec quatre enfans, dont James était le plus jeune, parvint à vivre sur sa ferme.