Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvrier; derrière les carreaux dépolis de ces nombreuses maisons à la façade brillamment illuminée, vous entendrez retentir de la musique et des chants. Approchez-vous de ce réverbère ; ce colporteur fera passer sous vos yeux une photographie obscène ou fourrera dans votre poche une publication immonde. Ajoutez à cela que la police, découragée par des attaques incessantes, commence à être débordée dans son œuvre de défense sociale, et vous finirez par être étonné qu’il y ait encore dans le peuple autant de braves garçons et d’honnêtes filles qui résistent à ces provocations incessantes. Pour moi, sans illusion, j’ose le dire, sur ces couches profondes de la population parisienne où je me suis efforcé de pénétrer, je ne crains pas cependant d’affirmer qu’aucune grande agglomération urbaine aussi fortement travaillée, aussi faiblement défendue, ne résisterait mieux à la corruption et ne continuerait peut-être à cacher dans son sein autant d’humbles vertus.

À ces vices qui sont ceux du peuple et dont la fortune ne préserve pas toujours, il faut ajouter, si l’on veut se rendre compte de l’état moral des classes indigentes, ceux qui sont particuliers à la misère. Celui qui vit en partie de charité a presque toujours une tendance à se reposer de plus en plus sur l’assistance qu’on lui fournit et à compter de moins en moins sur son travail. S’il est inscrit au bureau de bienfaisance ou si quelque société privée lui vient en aide, les secours qu’il touche deviennent un droit, une rente et il s’habitue peu à peu à préférer l’aumône au salaire. De plus, à moins qu’il ne soit doué d’une conscience bien rare, il sera toujours disposé à exagérer ses besoins et à dissimuler ses ressources pour augmenter l’intérêt qu’il inspire, deux qui font métier de pratiquer la mendicité épistolaire déploient même en ce genre d’inventions une fertilité d’imagination qui leur fait honneur. En un mot, la paresse et le mensonge sont les deux vices habituels de la misère, lors même, ce qui est assez souvent le cas, qu’elle n’a pas pour cause première l’inconduite. Aussi ne faut-il pas s’étonner d’entendre ceux qui sont en relations habituelles avec les indigens non par vocation, mais par profession, vous dire avec impatience : « Les pauvres ne sont pas intéressans ! » Sans doute les pauvres ne sont pas intéressans, mais c’est précisément à cause de cela qu’ils le sont davantage. Ce qui est profondément triste dans la misère, ce n’est pas tant les souffrances qu’elle occasionne, c’est la corruption qu’elle engendre. Heureusement, serai-je presque tenté de dire, chacun souffre ici-bas, le riche comme le pauvre, le pauvre sans doute plus souvent et plus brutalement que le riche, le riche parfois avec des raffinemens de sensibilité qui sont inconnus au pauvre, et c’est par là que, dans une certaine mesure, l’égalité se rétablit. Mais le pauvre est exposé