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mangent en famille le pain, le fromage, la charcuterie qu’ils ont apportés de Paris, ou bien ils s’attablent chez un traiteur, non sans avoir auparavant marchandé le prix de la nourriture malsaine qu’il va leur servir. S’il y a dans le voisinage quelque fête de village, ils ne pourront résister au plaisir de passer en revue les boutiques de pain d’épice et d’applaudir aux tours de force des hercules de foire. Puis ils finiront par s’étaler quelque part à l’ombre et par s’absorber dans la jouissance en quelque sorte animale d’une journée d’air et de repos. Le soir, ils rentreront dans Paris par quelqu’une de ces grandes artères des faubourgs, à pied, comme ils sont venus, le père portant sur son épaule le petit dernier, dont la tête ballotte de sommeil, la mère tirant par la main les aînés, qui pleurent de fatigue, tous harassés, rongés, en sueur, mais ayant oublié pendant quelques heures le propriétaire qui réclame son terme, le boulanger qui refusera demain de faire crédit, et convaincus qu’ils ont passé une bonne journée.

Cette passion que les êtres les plus misérables, parfois les plus dégradés, éprouvent pour la campagne été très bien rendue par l’auteur de la Chanson des gueux, M. Richepin, dans une pièce de vers que je m’enhardirai à citer, en demandant pardon en mon nom, sinon au sien, de quelques mots assurément peu familiers aux lecteurs de la Revue :

Les voyous les plus noirs sont fous de la campagne.
L’hiver, ils vivent dans Paris, ainsi qu’au bagne,
Captifs. La liberté pour eux, c’est le printemps.
Aussi, lorsque l’hiver les lâche, ils sont contens.
Pour recevoir avril, plus d’un se débarbouille,
Et le nouveau soleil illumine l’arsouille.
Il va droit devant lui, rêveur, sans savoir où.
Gambadant comme un chien et chantant comme un fou,
Rien qu’à voir les talus, les fossés et les buttes.
C’est là que, tout gamin, il faisait des culbutes.
C’est là, les soirs d’été, qu’il se gavait de flan.
C’est là qu’il enleva son premier cerf-volant.
C’est là qu’il vint un jour avec Jeanne, la sienne,
Du temps qu’elle portait un tablier d’indienne.
C’est là qu’en rougissant ils s’assirent très las
Et que leur amour frais fleurit comme un lilas.
Or l’on a beau depuis avoir oublié Jeanne,
Vivre comme un cochon, s’abrutir comme un âne,
Après tout, on n’est pas un sans-cœur, n’est-ce pas ?
Et le méchant vaurien retrouve à chaque pas
Un nid de souvenirs qui chante dans son âme.
…………….
Ainsi le rossignol n’a qu’à chanter, sa voix
Fait taire autour de lui tous les oiseaux des bois.
Ainsi le doux passé, plein de mélancolie,
Fait taire le présent de l’arsouille. Il oublie...