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bas métiers, gagnant péniblement un salaire insuffisant. Or comme c’est la vie de la misère qui nous occupe, il nous faut supposer un ménage composé d’un mari, d’une femme, de deux ou trois enfans, non point (pour demeurer dans la moyenne) réduits au dernier degré de la détresse, mais vivant au jour le jour du salaire quotidien du père, complété par celui de la mère, quand le soin de ses enfans lui laisse le loisir de travailler, un ménage côtoyant par conséquent l’indigence absolue et prêt à y tomber au premier jour de chômage ou de maladie. Au sein de cette vie incessante de labeur et d’anxiété, quels sont les rapports de leurs sentimens aux nôtres? Dans la docilité avec laquelle ils supportent cette dure existence, quelle est la part de la résignation et celle de l’insensibilité ? De quel œil envisagent-ils cette différence de leur condition à la nôtre et la hauteur de cet échafaudage social dont ils supportent le poids écrasant? Ce sont là autant de questions qu’on ne peut se poser sans crainte et auxquelles on ne peut répondre que par des conjectures. Mais puisqu’ils ont comme nous la faculté de jouir et de souffrir, maintenant que nous savons quelles sont leurs souffrances, cherchons si elles sont du moins compensées par quelques plaisirs. Nous nous demanderons ensuite quelles sont leurs croyances et nous aurons ainsi réuni quelques-uns des élémens de leur vie morale.

On sera peut-être étonné de m’entendre parler des plaisirs de la misère, comme si elle en pouvait, surtout comme si elle en devait avoir. Sans doute il est très facile de dire à celui qui gagne péniblement sa vie: « Depuis ta plus tendre jeunesse jusqu’au jour de ta mort, tu n’accorderas à toi et aux tiens ni une seule dépense de luxe ni une seule journée de gaîté. Tu ne mèneras jamais ta femme au théâtre devant lequel vous passez tous les soirs en revenant de votre ouvrage. Tu n’iras jamais avec tes enfans t’amuser une journée à la campagne. Lorsqu’au retour d’une honnête promenade, le dimanche, ils se traîneront sur tes pas accablés de fatigue, tu ne leur permettras ni de s’asseoir pour se désaltérer dans une guinguette ni de monter sur le haut d’un omnibus. Lorsque ton petit garçon te demandera en pleurant un jouet de la boutique à cinq sous, tu le lui refuseras. Tu n’achèteras ni un ruban de soie pour ta femme, ni une robe en percale pour ta petite fille. Tu leur refuseras comme à toi-même toute espèce de plaisir et, au milieu de cette civilisation raffinée, de ce luxe qui vous environnent, tu mèneras, tu leur feras mener la vie d’un sage, d’un stoïcien, d’un anachorète. » Tout cela est très facile à dire au pauvre, et c’est assurément un sage conseil à lui donner; mais quel est celui d’entre nous qui se ferait fort de le mettre en pratique à sa place? Pourvu donc que la misère s’abstienne (ce qu’elle ne fait malheureusement pas toujours) des plaisirs où elle use son corps et dégrade son âme, il ne faut pas