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lui donne un franc ou un franc vingt-cinq pour un faire un métier abrutissant, dix ou onze heures par jour, et il faut qu’il rapporte ce qu’on lui donne, sinon les taloches marchent. Voyez-vous ce petit être attelé pendant douze heures après un découpoir : comme il respire la santé! ces petites figures livides donnent le frisson. Le matin, sa mère lui donne un morceau de pain et quelques sous; dans les environs des ateliers, sur les trottoirs, vous remarquez des jeunes gens jouant à pile ou face l’argent de leur déjeuner et souvent leur morceau de pain. Ce sont des fils de sublimes qui tirent une loupe[1] et travaillent pour l’avenir. Il grandit ainsi dans ce milieu. A quinze ans, il envoie dinguer ses parens s’il n’est pas à la Roquette ou à la Conciergerie. » Entre-t-il chez un patron, son soit, en l’absence de toute surveillance paternelle, dépend de savoir si celui-ci n’est pas un brutal ou un débauché, et ce sont toutes ces circonstances, dans lesquelles sa volonté n’entre pour rien, qui feront de lui plus tard un ouvrier sérieux ou un incapable et un nuisible. S’agit-il d’une jeune fille? à l’atelier, elle aura peut-être à se défendre contre le droit du contre-maitre, beaucoup plus réel que le droit du seigneur ; chez une patronne ce sera contre les conseils de camarades plus âgées qui se moqueront de sa consciencieuse ardeur et lui enseigneront le moyen facile de compléter un salaire insuffisant. Ajoutez à ces périls du dehors que c’est l’âge des tentations intérieures et que, pour apprendre un métier, il leur faut consacrer sans relâche à un travail peu rémunéré ces belles années de la vie où la jeunesse bourdonne aux oreilles, où le goût du plaisir s’éveille, où la beauté se développe. Pensez à tout ce qui rôde autour d’eux pour les faire faillir et vous ne vous étonnerez pas que cette période de treize à dix-huit ans soit, pour les garçons comme pour les filles, celle des entraînemens funestes et des chutes irréparables.

J’admets cependant que celui ou celle dont nous cherchons ainsi à nous représenter l’existence ait échappé à tous ces périls. L’apprenti est devenu un ouvrier suffisamment habile et pourvu d’un métier. La jeune fille a trouvé un mari. Le ménage est constitué ; quelle sera sa vie? Cette vie dépendra sans doute en grande partie du gain journalier du mari et de la femme. Lorsqu’en recherchant les causes de la misère, j’aurai à parler du taux des salaires, je montrerai que Paris est le paradis des ouvriers et que la misère serait assurément moins grande si le cabaret et le plaisir ne dévoraient les ressources d’un grand nombre. Mais j’aurai aussi à montrer que beaucoup, faute de santé, d’adresse ou d’intelligence, végètent forcément dans les

  1. Tirer une loupe, en style de sublime, a la même signification que courir une bordée en style de matelot.