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à la misère. La charité aura bien assez à faire de soutenir tous ceux qui d’ici à quelques mois seront en activité. Ce n’est pas du reste qu’elle ait jusqu’à présent failli à ce devoir. Pendant le rude hiver de 1879 à 1880, sa sollicitude s’est surtout manifestée par la quantité de vêtemens d’enfans qui ont été envoyés à l’asile de la rue Saint-Jacques, et aussi par le grand nombre d’offrandes modestes dont le total n’a pas laissé de faire une somme assez considérable. Un jour, entre autres, une femme se présentait à l’asile et, tirant d’un porte-monnaie bien peu garni une pièce de quarante sous, elle dit avec embarras : « Voulez-vous recevoir ceci, je ne suis pas heureuse, et je ne peux pas faire davantage. » Un autre jour,.. mais M. Coppée dira mieux que moi cet épisode dont le récit a ému sa fibre sensible et lui a inspiré des vers touchans :

Un jour sur ce vieux seuil, connu de la misère,
Une femme parut de qui la pauvreté
Semblait s’adresser là pour l’hospitalité.
On allait faire entrer la visiteuse pâle.
Quand celle-ci, tirant de dessous son vieux châle
Des vêtemens d’enfans arrangés avec soin,
Dit : « Mon petit est mort et n’en a plus besoin.
Ce souvenir m’est cher, mais il est inutile.
Partagez ces effets aux bébés de l’asile. »


Cette charité silencieuse du pauvre envers le pauvre n’a-t-elle pas quelque chose qui console de bien des corruptions ?


IV.

Nous avons jusqu’à présent étudié la vie matérielle du pauvre, mais nous n’avons pas étudié sa vie morale, et c’est là une étude qui dépasse de beaucoup la première en difficulté. Il est en effet singulièrement malaisé de se représenter les sentimens d’êtres qui vivent, on peut le dire, dans des conditions de civilisation absolument différentes des nôtres, bien qu’ils soient citoyens du même pays et habitans de la même ville. Avec eux nous n’avons rien de commun, sauf le fond des souffrances et des passions humaines ; nous n’éprouvons pas les mêmes angoisses, nous ne connaissons pas les mêmes peines, nous ne partageons pas les mêmes plaisirs. On ne peut donc pénétrer dans leur vie morale que par divination et par conjecture, en s’appuyant cependant sur l’observation extérieure. Je dirai même que l’observation ne suffit pas et que, pour bien peindre l’existence des classes inférieures, il faut encore l’imagination dont les créations peuvent être plus fidèles que la reproduction plate et nécessairement incomplète de la réalité.