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une certaine fermeté de main est parfois nécessaire avec quelques pensionnaires turbulens, et il n’est pas mauvais que le ruban rouge ou la médaille militaire attachée à la poitrine des surveillans leur rappelle qu’au besoin ils auraient affaire à forte partie. Mais chaque soir un membre du comité vient assister au coucher et adresser à ces malheureux quelques paroles dont l’accent cordial est bien nouveau aux oreilles du plus grand nombre. Le coucher est précédé par la récitation de la prière, et il faut l’intolérance à rebours qui caractérise notre temps pour qu’on ait eu l’idée de reprocher aux fondateurs cette manifestation publique de la foi qui les soutient dans leur œuvre. Ils prennent soin cependant de rappeler chaque soir à leurs pensionnaires qu’on n’exige d’eux aucune adhésion formelle, mais seulement ces marques extérieures de respect qu’on doit à l’expression de toute croyance sincère. Cette récitation de la prière a donné lieu cependant à quelques incidens. « Si ce sont des bondieusards, je ne veux pas de leur hospitalité! » s’écria un jour un homme en haillons, et il sortit fièrement. En revanche, un autre, s’élançant un jour sur la petite estrade du gérant, dit à haute voix : « Je reviens de Nouméa et j’ai été chez les amis; ils m’ont repoussé; je suis venu chez les cléricaux, et ils m’ont reçu. Ma foi, vivent les cléricaux! » Mais le plus généralement la récitation de la prière se poursuit gravement, sans tumulte, et c’est même un spectacle qui ne manque pas d’une certaine solennité.

Dois-je avouer cependant qu’en assistant à cette pieuse cérémonie, j’étais moins attentif à la prière elle-même qu’à la contenance des malheureux qui m’entouraient? Quelques-uns semblaient écouter pour la première fois un langage inconnu ; le plus grand nombre s’y associait au contraire, tout au moins des lèvres, en récitant la dernière partie de l’oraison dominicale. Mais parmi ceux-là même combien en était-il pour lesquels ce Dieu dont on évoquait le nom devant eux était un souvenir disparu dans les brouillards de l’enfance et perdu de vue à travers les épreuves de la vie, comme à mesure qu’on s’avance vers la haute mer on perd de vue le port dont on est parti! Après la prière, les pensionnaires passent au dortoir dont, par une pensée délicate, on baisse aussitôt le gaz, pour leur épargner l’humiliation d’étaler les uns devant les autres l’état déplorable de leur linge en guenilles, et au bout de quelques minutes, ils sont profondément endormis. Le lendemain, ceux qui ont épuisé leurs trois nuits d’hospitalité, et qui ne sont pas autorisés pour quelque raison particulière à demeurer plus longtemps, quittent l’asile et reprennent leurs pérégrinations, non sans avoir goûté du moins ce repos du corps que procurent quelques nuits tranquilles et ce soulagement de l’âme que fait éprouver dans la détresse la rencontre d’une sympathie