Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prix ne doubleront pas, parce que, d’une part, la production sera plus abondante et que, d’autre part peut-être, la prévoyance accrue par le bien-être augmentera la réserve de chacun. Dans quelle proportion ? La réponse au nord serait peut-être autre qu’au midi.

L’hypothèse admise est la plus favorable aux conclusions de ceux qui croient l’accroissement des prix proportionnel à celui du numéraire. Au lieu de distribuer la riche épave entre tous, il eût été préférable sans doute d’en faire le salaire de travaux utiles : construction de routes, dessèchement de marais, défrichement de terres incultes. L’argent ainsi employé aurait procuré peut-être, au lieu de la hausse, la baisse d’un grand nombre de prix.

De tels problèmes échappent au calcul, sinon au raisonnement. Les inclinations, les volontés, les craintes, l’habileté, la confiance de chacun décidera la solution ; on ne peut, sans hasarder aucun chiffre, que signaler dans l’accroissement de la masse monétaire une cause de hausse très certaine.

Les faits commerciaux, depuis plusieurs années déjà, diminuent en Europe la masse de l’or qui s’écoule vers l’Amérique, tandis que l’argent, comme toujours, est absorbé par l’Orient. La hausse des prix, pour quelque temps au moins, n’est pas à redouter. L’Allemagne, en rejetant l’argent, les peuples de l’union latine, en défendant leur or, ont produit, au contraire une baisse dont on se plaint très haut. La France y a échappé jusqu’ici ; mais, quelque parti qu’elle adopte, elle n’évitera pas dans l’avenir une perturbation grave, dans un sens ou dans l’autre : elle peut choisir.

Si, malgré les obstacles, en nous résignant à une perte énorme, nous rejetons la monnaie d’argent, la baisse de tous les prix, ruineuse pour les industriels, pour les agriculteurs surtout, suivra nécessairement la diminution de la masse monétaire. Si, reculant au contraire devant des difficultés peut-être insurmontables, nous maintenons notre loi monétaire, rien ne retiendra l’or dans sa fuite vers les régions qui l’appellent ; la monnaie d’argent nous restera seule, et sa dépréciation, égale bientôt à celle des lingots, se traduira par la hausse de tous les prix. On se plaindra, et avec raison. La cherté produite par l’insuffisance accidentelle de la production est un malheur dont nul n’est responsable ; due à l’abondance des débouchés, elle stimule le travail et l’on doit s’en réjouir ; mais amenée et voulue par la dépréciation du numéraire, elle deviendrait une regrettable et, malheureusement peut-être, une inévitable injustice. L’avenir, quoi qu’on fasse, nous réserve des embarras et des souffrances, et si l’on hésite tant à adopter une solution, c’est parce que peut-être il n’y en a pas de bonne.


J. BERTRAND.