Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/540

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lion pour obtenir en échange de la neutralité belge la réunion du Luxembourg à la France. C’était un homme de grande valeur, d’une expérience consommée, le type accompli du représentant d’un état neutre, sans passion, sans parti-pris, rond d’allures, toujours prêt à obliger ses collègues, mais de force à les bien juger et à deviner les secrets de leur portefeuille. Il était au nombre des rares diplomates qui avaient pressenti M. de Bismarck. C’est lui qui écrivait lors de son entrée au pouvoir en 1862, rappelant le mot de Ruy Blas : « Sera-t-il Richelieu ou sera-t-il Alberoni ? » C’est lui aussi qui en 1850, peu de semaines avant Olmutz, avait dit du roi Frédéric-Guillaume : « Vous verrez qu’il ira jusqu’au bord de l’abîme, pour se retourner et tomber dans la boue. » Il avait le mot pittoresque et typique. Sans préventions contre la France, il reconnaissait les bienfaits de la révolution de 1789 ; il admirait surtout le code civil. Nos ministres qui se succédaient à Berlin sans relâche, — on en compta jusqu’à huit dans l’espace de quatre années de 1848 à la fin de 1852[1], — étaient heureux de recourir à son expérience. Il les initiait à l’étiquette formaliste de la cour, les mettait au courant des précédens, leur signalait les écueils et, en quelques traits caractéristiques, rehaussés par des anecdotes piquantes, il leur faisait le portrait des princes et des hommes marquans dans la politique. — Peut-être trouvait-il qu’à instruire et à renseigner les autres, on s’instruisait et se renseignait soi-même : Discimus docendo. — Il est aujourd’hui le Nestor de la diplomatie européenne. Il a suivi de près, depuis quarante ans, toutes les transformations de la politique prussienne, il a assisté à ses défaillances et à ses relèvemens glorieux. L’empereur Guillaume tient à sa personne comme on tient aux vieux compagnons avec lesquels on a parcouru les longues étapes de la vie, et le prince chancelier, qui lui sait gré d’avoir deviné sa fortune, affecte d’oublier les traits railleurs décochés parfois à M. de Bismarck. Le baron Nothomb avait l’ouïe trop fine et la vue trop pénétrante pour ne pas se rendre compte de la partie qui se jouait entre la France et la Prusse aux dépens de son pays. Il lisait dans le jeu du ministre prussien ; il savait que la Belgique était son atout principal et que, s’il mettait peu d’empressement à s’en dessaisir, les circonstances pourraient bien un jour ou l’autre être plus fortes que son habileté. Aussi, pour couvrir son pays contre de fâcheuses surprises, ne vit-il qu’un moyen : c’était de le placer par des liens de famille sous l’égide personnelle du roi de Prusse. Il partit pour Bruxelles et, sans prévenir sa cour ni son gouvernement, il dit à brûle-pourpoint au comte de Flandres, qu’une légère surdité détournait

  1. Le marquis de Dalmatie, M. E. Arago, M. de Circourt, M. Armand Lefèvre, M. de Lurdes, M. de Persigny, le baron de Varennes, le marquis de Moustier.