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À cette époque, l’ouverture de ce « Salon » était une fête pour les artistes. L’invasion des mœurs anglo-saxonnes n’avait point encore importé les tourniquets où l’on perçoit un droit d’entrée. Les expositions étaient gratuites et réellement publiques, excepté le samedi, jour réservé aux personnes munies de billets de faveur délivrés par la direction des beaux-arts.. Ces billets se distribuaient à profusion ; mais comme le samedi était « le beau jour, » le jour des élégantes, il y avait foule, et l’on s’étouffait dans les galeries du Louvre, malgré les gardiens qui criaient : « Circulez, messieurs, circulez ! » Car c’était au Louvre, dans le musée même, que les expositions annuelles avaient lieu alors ; on construisait une galerie de bois sur la façade de la grande galerie ; on couvrait les Véronèse, les Titien, les Ghirlandajo, les Rembrandt avec les tableaux tout battant neuf de Biard, d’Alaux, de Latil, de Chautard ; dans les salles du rez-de-chaussée, — une cave, — on réunissait les œuvres de la sculpture, et nul ne pensait à se plaindre. Le dernier « Salon » qui encombra le Louvre fut celui de 1848 ; la révolution avait supprimé le jury ; tout envoi fut admis ; jamais pareil succès d’hilarité ne fut vu. Cet excellent usage n’a pu s’établir ; on est revenu au principe de sélection, ce qui est au moins singulier dans un pays démocratique, où chacun devrait avoir droit à faire acte d’initiative et où les expositions, ayant cessé d’être gratuites, ne restent pas à la charge de l’état. Le droit d’appel au public est un droit commun qui appartient aux artistes de génie, comme aux artisans grotesques ; en telle occurrence, il n’y a qu’un juge : celui qui paie.

En ce temps-là, l’Institut, représenté par l’Académie des beaux-arts, était seul admis à prononcer sur les œuvres envoyées aux expositions. C’était un jury sévère et qui, imbu de doctrines respectables, mais exclusives, se montra souvent injuste. Des hommes devenus illustres, — Cabat, Th. Rousseau, Corot, Dupré, Eugène Delacroix et bien d’autres, — ont eu à pâtir d’une rigueur que rien ne justifiait et dont la célébrité les a vengés. On ne savait jamais qui serait reçu ou refusé et l’émotion était vive chez les artistes. Le Salon ouvrait réglementairement le 1er  avril, à midi. Dès onze heures du matin, la cour du Musée se remplissait ; on ne voyait que des mines inquiètes, de longs cheveux, des chapeaux pointus ; les artistes des mêmes ateliers se groupaient ; on échangeait des poignées de main, des cris, des quolibets ; parfois un chœur éclatait, on chantait : « Le ver à soie se fait dans la marmite, j’en garderai toujours le souvenir. » Je m’arrête, et il n’est que temps. — Louis de Cormenin et moi, nous ne manquions jamais l’ouverture du Salon qui avait alors, — du moins, je me le figure, — plus d’importance qu’aujourd’hui. Il est difficile de se représenter le Carrousel et les abords du Palais du Louvre tels qu’ils étaient à cette époque, avec