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dans lequel il était passé maître. Le soir, au coin du feu, dans son appartement du quai Voltaire, il taillait des coraux ou des pierres dures et en faisait des camées, qui ne sont pas au-dessous de ceux de Picler et de Cappa.

Parfois la lassitude le prenait ; être toujours dans l’atelier, toujours monter et descendre l’escabeau, toujours pétrir la terre glaise, toujours manier l’ébauchoir, c’est fatigant à la longue, et ce grand artiste, surmené par un labeur sans trêve, essayant de reconstituer pour ses enfans une fortune que d’autres mains que les siennes avaient dissipée, était pris du besoin de voir un peu de verdure et de regarder couler l’eau. Il faisait mettre des provisions dans un panier, il emmenait avec lui les personnes qui se trouvaient dans son atelier, — modèles, élèves ou praticiens, qu’importe? — il allait à une gare de chemin de fer, sautait dans un wagon, s’arrêtait à Saint-Cloud, à Sceaux, à Ville-d’Avray, dînait sur l’herbe, chantait des chansons italiennes, racontait des historiettes qui traînaient dans tous les ana, et rentrait, le soir, exténué, mais heureux de son escapade, comme un collégien en école buissonnière. Il était très connu dans Paris, où son costume le désignait. Il ressemblait à Nicolas Poussin, le savait, et avait adopté un vêtement de fantaisie qui rappelait ceux d’autrefois; un chapeau de forme tyrolienne, à larges bords et dont le bourdalou était maintenu par une boucle en acier bruni, ombrageait sa tête intelligente; sa chevelure blonde mêlée d’argent, longue et bouclée, tombait sur une veste de velours noir, à la boutonnière de laquelle rayonnait une rosette où la Légion d’honneur côtoyait la Couronne de chêne; un petit manteau court, doublé de soie bleue, à peine suspendu à l’épaule, découvrait la poitrine ornée d’un jabot blanc et le cou musculeux sortant presque nu d’un col très abaissé. Ainsi déguisé, il allait d’un pas solide, clignant de l’œil aux femmes, échangeant une plaisanterie avec les gamins qui se retournaient pour le voir, et ayant dans son attitude quelque chose de gracieux et de puissant dont les plus indifférons étaient frappés. Aux courses du printemps de 1849, j’avais été avec lui au champ de Mars, où les chevaux couraient alors. Nous sortions du pesage et nous nous promenions sur la piste devant la tribune présidentielle où Louis-Napoléon Bonaparte était assis avec ses officiers d’ordonnance. Pradier, auquel il n’avait encore fait aucune commande et qui en était irrité, passa devant lui, drapé dans son manteau et le chapeau sur le coin de l’oreille. Le président remarqua ce costume, s’informa, prit sa lorgnette et regarda Pradier. Celui-ci s’en aperçut, se campa devant la tribune, et cria: « Il les connaissait, les hommes comme moi, ton oncle! » Je fus pris d’un fou rire, et ce fut moi que Pradier trouva inconvenant.

Je l’aimais beaucoup et j’admirais la sûreté de cette main qui