Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/504

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous nous mettrions en route et que Mme Flaubert, voyageant dans sa chaise de poste avec sa petite-fille et le père Parrain, viendrait nous voir dans quelques grandes villes où les auberges sont habitables. Ce fut une victoire ; Flaubert poussait des cris : « Ensemble, seuls et indépendans, enfin! » Nous ne voulions pas nous jeter en Bretagne sans rien savoir du pays et, comme disait Flaubert, nous préparâmes le voyage. Gustave se réserva la partie historique et trouva à la bibliothèque de Rouen tous les documens dont il eut besoin. Je m’étais attribué ce qui concernait la géographie, l’ethnologie, les mœurs et l’archéologie. Dans nos lettres, nous ne parlions plus que de Bretagne. Je lui disais : « Étudie bien la guerre de succession entre Jean de Montfort et Charles de Blois. » Il me répondait : « Soigne tes menhirs et tes cromlechs. »


X. — EN BRETAGNE.

Flaubert m’avait chargé de surveiller l’exécution du buste de sa sœur, qu’il avait confié à Pradier, et j’allais souvent à l’abbatiale dans l’atelier où le maître travaillait. Pradier avait alors cinquante-quatre ans ; il était dans la force de l’âge et dans l’ampleur de son talent. On l’aimait, on le respectait, car nul plus que lui ne fut laborieux et n’adora son art d’un tel amour. Il était d’accès facile, très gai, malgré les préoccupations pénibles qui le poignaient souvent, accueillait les hommes jeunes et m’admit dans son intimité. C’était un Genevois, et il se faisait appeler James, quoique son vrai nom fût Jean-Jacques. Malgré une certaine afféterie, la grâce de ses œuvres n’était pas sans vigueur; il aimait la femme, il l’étudiait sans cesse, assouplissait le marbre pour mieux la reproduire et recherchait les effets de mollesse provocante, qu’il rencontrait surtout chez les juives, qu’il préférait aux modèles d’autre race. C’était un païen que l’on aurait cru élevé par Clodion et par Prudhon. A force de sacrifier à l’élégance, il lui arriva de tomber dans la mièvrerie; il donnait à ses statues des épidémies frémissans que voilait la chaste blancheur du marbre. Il excellait aux Nyssia, aux Chloris, aux Pandore, et il me semble qu’il eût été quelque peu empêché de faire Minerve ou Junon. Sous ses doigts, la statuaire devenait un art sensuel ; ses déesses étaient d’aimables mortelles souriant de volupté et ses Victoires même étaient langoureuses. Auguste Préault, qui ne l’aimait guère, disait : « Tous les matins, Pradier part pour Athènes, mais il s’arrête en route et ne parvient jamais à dépasser la rue Notre-Dame-de-Lorette. » Le mot est dur, mais ne manque pas de vérité. Je crois que Pradier eût été un artiste hors ligne s’il avait développé sa culture intellectuelle ; le temps lui manqua sans doute et peut-être bien aussi le goût de s’instruire. Il comprit surtout le