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il avait répondu : « Vous verrez cela plus tard, » et il avait déclaré qu’il ne nous en lirait pas une ligne avant que tout fût terminé. C’était nous rejeter à long terme, car il estimait qu’il lui faudrait trois années pour parfaire son œuvre. Il avait plongé aux origines même ; il lisait les pères de l’église, compulsait la collection des actes des conciles par les pères Labbé et Cossart, étudiait la scolastique et s’égarait dans des lectures excessives qu’il eût trouvées résumées dans le Dictionnaire des hérésies et dans la Légende dorée de Jacques de Voragine. Voyant les livres empilés sur sa table et répandus sur les meubles, Bouilhet lui dit : « Prends garde ! tu vas faire de saint Antoine un savant, et ce n’était qu’un naïf. » De son côté, Bouilhet était préoccupé; nous nous en apercevions à ses silences et aux fréquentes prises de tabac dont il se bourrait le nez. Il préparait les élémens d’un poème romain, qui devait être Melœnis; il en avait déjà déterminé les divisions, les épisodes principaux; il hésitait encore sur la coupe de la strophe qu’il voulait adopter ; malheureusement il se décida pour la stance de six vers à rimes triplées, qui est la stance de Namounan ce qui le fit plus tard accuser d’avoir imité Alfred de Musset, qu’il n’imita jamais par l’excellente raison que la source d’où découlait leur poésie n’était pas la même. Je lui avais apporté le de Gladiatoribus de Juste Lipse; nous l’avions lu à haute voix, et Flaubert s’était désespéré de ne pouvoir donner des combats de gladiateurs dans le jardin de Croisset, comme quelques années auparavant Roger de Beauvoir s’était désespéré de ne pouvoir donner des tournois dans le jardin de Tivoli. Flaubert a toujours rêvé l’impossible, et c’est pourquoi l’existence sociale lui a paru d’une insupportable médiocrité. Il eut cela de commun avec Théophile Gautier, dont plus tard il devait être l’ami.

Lorsque vint la fin de l’automne, je quittai Gustave, mais avant de nous séparer, nous avions formé un projet dont l’exécution devait être soumise à Mme Flaubert. En attendant les grands voyages que j’étais décidé à entreprendre, nous avions pensé que nous pourrions employer trois ou quatre mois à parcourir une des provinces de France, et nous étions tombés d’accord pour visiter la Bretagne, pays resté un peu en dehors de la civilisation par ses mœurs et par son langage. Il fallait obtenir l’assentiment de Mme Flaubert, assez jalouse de son fils, et inquiète dès qu’elle ne l’avait plus sous les yeux. Je me chargeai de la négociation, qui fut moins difficile que nous ne l’avions redouté. Mme Flaubert me dit : « Je comprends que ce pauvre garçon étouffe ici et qu’il a besoin de liberté ; au mois de mai prochain, il partira, si toutefois il n’a pas changé d’idée et si sa santé le lui permet. » Donc il fut décidé que le 1er mai 1847,