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en admirant Alfred de Musset, ne lui pardonnait pas les cris de douleur qu’il a poussés. Il s’en irritait et ne se tint pas de le dire :

Je déteste surtout le barde à l’œil humide,
Qui regarde une étoile en murmurant un nom,
Et pour qui la nature immense serait vide,
S’il ne portait en cror.pe ou Ninette ou Ninon !


Pour Bouilhet comme pour Flaubert, la poésie, bien plus, la littérature entière, devait être objective, et toute œuvre était condamnable dont l’auteur se laissait deviner ; ils posaient en premier principe de l’art l’impersonnalité ; rien n’importe que la forme, le reste est fadaise bonne à duper les imbéciles. L’un et l’autre ont été fidèles à cette doctrine et ont ainsi prouvé que leur conception esthétique était supérieure au soin de leurs intérêts. Bouilhet, qui rougissait sous un regard et n’était point à son aise dans un salon, Bouilhet était très absolu dans ses opinions et les soutenait avec énergie. Il était spirituel, maniait l’ironie d’une façon redoutable et eût été poète comique si l’éducation première, l’engoûment romantique et une certaine visée à la grandeur ne l’eussent entraîné vers la poésie lyrique. Le lieu-commun lui faisait horreur, et il le pourchassait impitoyablement ; toute œuvre littéraire qui avait une tendance humanitaire, religieuse, philosophique l’indignait; l’idée d’un théâtre « moralisateur » le faisait éclater de rire, et la poésie «. patriotique » le révoltait. Lorsqu’il parlait de Béranger, il avait une façon de lever en même temps les épaules, les yeux et les bras, en laissant retomber sa tête, qui était une merveille de pantomime et qui dépeignait, à ne s’y pouvoir méprendre le découragement, l’indignation et le mépris. Sa haine contre « le chantre de Lisette» était d’autant plus amusante qu’elle était sincère. Il ne lui pardonnait ni sa basse philosophie, ni ses faciles railleries contre les prêtres, ni son Dieu bon vivant et bon enfant, ni son chauvinisme, ni les qualités inférieures qui l’ont rendu cher à la foule, ni l’insuffisance de sa forme. « Il a mis les articles du Constitutionnel en bouts-rimés, disait-il; il n’y a pas de quoi être fier. » Un jour qu’il venait d’analyser, — de disséquer, — je ne sais quelle chanson voltairienne et libérale, il s’écria : « Il n’est pas difficile d’en faire autant. » Alfred Le Poitevin, lui dit : « Je t’en défie. » Bouilhet disparut et revint une demi-heure après avec une chanson intitulée : le Bonnet de coton, qui est un excellent pastiche, et dont voici le premier couplet :

Il est un choix de bonnets sur la terre,
Bonnets carrés sont au temple des lois;
La bonnet grec va bien au front d’un père
Et la couronne est le bonnet des rois;
Bonnet pointu sied au fou comme au prêtre,