Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/494

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tu as assez d’intelligence et tu m’aimes assez pour comprendre ce mot plaisir qui ferait rire les bourgeois. — Nous voilà revenus à Croisset depuis dimanche. — Quel voyage ! seul avec ma mère et l’enfant qui criait! — La dernière fois que j’en étais parti, c’était avec toi, tu t’en souviens. Des quatre qui y habitaient, il en reste deux. Les arbres n’ont pas encore de feuilles, le vent souffle, la rivière est grosse; les appartemens sont froids et dégarnis. Ma mère va mieux qu’elle ne pourrait aller. Elle s’occupe de l’enfant de sa fille, la couche dans sa chambre, la berce, la soigne le plus qu’elle peut. Elle tâche de se refaire mère; y arrivera-t-elle ? La réaction n’est pas encore venue et je la crains fort. Je suis accablé, abruti; j’aurais bien besoin de reprendre ma vie calme, car j’étouffe d’ennui et d’agacement. Quand retrouverai-je ma pauvre vie d’art, tranquille et de méditation longue? Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine, quand je songe que voilà six ans que je veux me remettre au grec et que les circonstances sont telles que je n’en suis pas encore arrivé aux verbes. Adieu ! cher Maxime, je t’embrasse tendrement. »

Troisième lettre. « J’ai pris une feuille de grand papier avec l’intention de t’écrire une longue lettre; peut-être ne vais-je pas t’envoyer trois lignes; c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est toute jaune, le gazon est vert; les arbres ont à peine des feuilles ; elles commencent, c’est le printemps, l’époque de la joie et des amours. — « Mais il n’y a pas plus de printemps dans mon cœur que sur la grande route où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillons. » Te rappelles-tu où cela est? C’est de Novembre. J’avais dix-neuf ans quand j’ai écrit cela, il y a bientôt six ans. C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. Je ne me plains pas de cela, du reste. Mes derniers malheurs m’ont attristé, mais [ne m’ont pas étonné. Sans rien ôter à la sensation, je les ai analysés en artiste. Cette occupation a mélancoliquement récréé ma douleur. Si j’avais attendu de meilleures choses de la vie, je l’aurais maudite; c’est ce que je n’ai pas fait. Tu me regarderas peut-être comme un homme sans cœur, si je te disais que ce n’est pas l’état présent que je considère comme le plus pitoyable de tous. Dans le temps que je n’avais à me plaindre de rien, je me trouvais bien plus à plaindre. Après tout, cela tient peut-être à l’exercice. A force de s’élargir pour la souffrance, lame en arrive à des capacités prodigieuses; ce qui la comblait naguère à la faire crever, en couvre à peine le fond maintenant. J’ai au moins une consolation énorme, une base sur laquelle je m’appuie;