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situé dans un jardin clos de murs et qu’il me serait impossible d’arriver jusqu’à lui. J’entraînai le père Parrain, je l’appliquai contre la muraille de clôture, je lui mis le pied dans la main, puis sur l’épaule, et je parvins sur le chaperon. Nuit noire ; je regardai au-dessous de moi et je ne vis rien. À la grâce de Dieu ! Je sautai, j’en fus quitte pour un pantalon déchiré. Marchant à travers les arbres, j’arrivai à un petit pavillon à deux étages, précédé d’un perron de trois marches aboutissant à une porte vitrée. Je carillonnai sans modération. Au bout de quelques minutes, derrière les fenêtres du premier étage, je vis apparaître une lumière sur laquelle se détachait la rosette d’un madras semblable à des oreilles de lièvre ; deux autres oreilles rejoignirent les premières et s’agitaient avec inquiétude. Une croisée s’ouvrit par où une femme me demanda ce que je voulais. Après ma réponse, la fenêtre du perron s’éclaira et j’entendis qu’on l’ouvrait. Mon chapeau d’une main, ma lettre de l’autre, j’escaladai les trois marches d’un bond, et je fus reçu par un fusil à deux coups que Raspail m’appuyait sur la poitrine en criant : « Halte là ! » Je ne pus m’empêcher de rire, et je lui dis : « Lisez d’abord, vous tirerez ensuite ! » Il me tint enjoué pendant que la femme, — bonne, gouvernante ou cuisinière, — lui lisait la lettre de Mme’ Flaubert. Lorsqu’il l’eut entendue, il désarma son fusil, me prit dans ses bras et me dit : « Ah ! mon brave garçon, que vous êtes imprudent ! vous l’avez échappé belle ; je vous avais pris pour un exempt ! » Il me promit d’être à la gare de l’Ouest, au départ du premier train du matin. Il y était. Deux jours après, à son retour, j’allai le voir à son dispensaire. « Cette malheureuse jeune femme est perdue, me dit-il ; les médecins lui ont perforé l’estomac avec leur sulfate de quinine. J’ai connu son père, le docteur Flaubert ; c’était un homme d’un grand mérite, mais trop sceptique ; il n’a jamais voulu croire que Louis-Philippe cherche à me faire empoisonner. » Je ne répliquai rien, car les deux opinions me semblaient discutables ; mais je me hâte de dire que j’étais chargé de lui remettre 3,000 francs pour son déplacement et qu’il me fut impossible de les lui faire accepter.

Parmi les lettres de Gustave que j’ai conservées, il en est quatre qui se rapportent à cette époque et que je dois citer, car elles l’éclairent tout entier et montrent son âme. Elles datent des mois de mars et d’avril 1846[1]. Première lettre. — « Il (le mari de sa sœur) sort de ma chambre, où il sanglotait debout, au coin de ma cheminée ; ma mère est une statue qui pleure. Caroline parle, sourit, nous caresse, nous dit à tous des mots doux et affectueux ;

  1. Gustave Flaubert ne datait jamais ses lettres ; il indiquait le jour et l’heure : vendredi, 2 heures du matin, mais omettait toujours le quantième et le millésime.