Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/489

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sant à bien des égards, on pouvait constater le défaut qui apparaît dans Salammbô ; deux sujets, deux actions se côtoient et ne se mêlent pas. Moins emporté de style et moins lyrique que Novembre, il n’en offrait pas moins des réminiscences d’Ahasvérus, des éclats de phrase intempestifs, des boursouflures et des recherches d’effet trop visibles ; mais, à côté de ces défauts inhérens à la jeunesse, quelle ampleur d’images et quelle observation profonde où déjà Madame Bovary se faisait pressentir ! Ce livre valut à Gustave une déconvenue qui lui fut douloureuse. Il avait avoué à son père qu’il écrivait et qu’il ne voulait être rien autre qu’un écrivain. Le père Flaubert avait fait une moue peu rassurante ; mais il se trouvait en présence d’un cas de force majeure ; dans l’état de santé de Gustave, comment l’obliger à continuer des études de droit qui lui étaient antipathiques ? Il dit à son fils : « Lis-moi ce que tu as fait. » Le père Flaubert s’installa dans un fauteuil, et Gustave commença la lecture. C’était après le déjeuner, il faisait chaud ; pour n’être pas troublé par les bruits de la route, nous avions fermé la fenêtre. Au bout d’une demi-heure, le père Flaubert dormait, la tête retombée sur la poitrine. Gustave eut un geste de dépit, échangea un regard avec moi et continua à lire ; puis, s’interrompant tout à coup : « Je crois que tu en as assez ? » Le père Flaubert se réveilla et se mit à rire. Ce qu’il nous dit, je me le rappelle : « Écrire est une distraction qui n’est pas mauvaise en soi, ça vaut mieux que d’aller au café ou de perdre son argent au jeu ; mais que faut-il pour écrire ? Une plume, de l’encre et du papier, rien de plus, n’importe qui, s’il est de loisir, peut faire un roman comme M. Hugo ou comme M. de Balzac. La littérature, la poésie, à quoi cela sert-il ? Nul ne l’a jamais su. » — Gustave s’écria : « Dis donc, docteur, peux-tu m’expliquer à quoi sert la rate ? Tu n’en sais rien, ni moi non plus, mais c’est indispensable au corps humain, comme la poésie est indispensable à l’âme humaine ! » Le père Flaubert leva les épaules et s’en alla sans répondre. On l’eût singulièrement surpris à ce moment et indigné, si on lui eût dit que son nom, dont il était si fier, ne resterait célèbre que parce que ce nom serait illustré par les romans de son fils. Que l’on se souvienne du cri d’Alfred de Vigny parlant de ses ancêtres :


C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi !



Le père Flaubert était humilié et ne le dissimula pas, il était perplexe comme devant un cas pathologique inconnu. Il ne comprenait que l’action. Fils d’un vétérinaire de Nogent-sur-Seine, il était devenu un chirurgien, — un chirurgien éminent, — et il ne pouvait