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« saltimbanque qui a des saillies heureuses! » Même sur la scène anglaise, Macbeth a paru amendé, adouci, affadi par ce Davenant, qui se disait fils de Shakspeare, — à peu près comme chez nous Œdipe ne fut longtemps admis que revu, corrigé, mitigé par des experts. Enfin Œdipe et Macbeth ont triomphé presque en même temps à Paris et par le même homme : c’est en 1858 que M. Jules Lacroix fit représenter pour la première fois à l’Odéon sa traduction d’Œdipe; c’est à l’Odéon, en 1863, qu’il fit jouer avec un succès égal sa traduction de Macbeth.

Mais surtout il y aurait un curieux chapitre de philosophie théâtrale à écrire sur l’une en particulier des causes qui gênèrent d’abord chez nous et peut-être en Allemagne le succès de Macbeth. Celle-là plus que toute autre a nui longtemps et nuit encore en France à la popularité d’Œdipe; il faut, avant de finir, y toucher, au moins pour expliquer le malaise dont le public, malgré les exhortations des lettrés, ne peut se défendre en écoutant et même en admirant Œdipe.

Les Français, et surtout les Français réunis au théâtre, ont toujours mis et maintiennent au nombre des libertés nécessaires la liberté morale, — la seule, au demeurant, qui légitime toutes les autres. — En outre, et par une suite logique de cette vieille habitude, ils sentent partout et plus qu’ailleurs au théâtre, un impérieux besoin de justice distributive. Libre arbitre, récompense et châtiment : ainsi peut se résumer le cahier de leurs exigences morales, qui devrait être déposé pour l’instruction des dramaturges, à l’entrée de chaque salle de spectacle, sur le bureau du contrôleur. Il n’entrerait pas dans la cervelle d’un spectateur du Gymnase qu’après quinze ans de libertinage, le héros de la Joie de la maison eût pu contracter des vices qui l’empêchassent de se convertir; et le public du Château-d’Eau jetterait les débris des banquettes à la tête de Catherine la Bâtarde plutôt que de laisser ses crimes impunis après minuit. Voilà pourquoi Ducis avait voulu qu’à la fin Macbeth abdiquât en faveur de Malcolm et se dénonçât lui-même; voilà pourquoi Schiller, par un scrupule qu’approuverait le parterre français, a enjoint aux sorcières de réserver le libre arbitre de son héros. Ce n’est pas que Macbeth, dans Shakspeare, soit traîné malgré lui au crime par la tyrannie des sorcières : leur prédiction n’a pas le pouvoir de lui imposer sa passion ; elle n’est qu’une occasion où cette passion s’éveille, et dès lors, si Macbeth n’est pas libre, ce n’est pas parce qu’une puissance extérieure le mène, c’est parce qu’il est le jouet d’une fatalité intime. Cette conception de Shakspeare est vraisemblable et humaine ; elle satisfait à la fois la poésie et la science, mais elle choque les habitudes du public français. Eh bien! la conception grecque, moins éloignée au fond de notre philosophie usuelle, nous trouble d’abord autant et peut-être davantage. Œdipe, comme