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la coulisse par des élèves du Conservatoire, est-ce la plainte mortellement fastidieuse de Mlle Martin, chargée de réciter la strophe ou l’antistrophe, qui peuvent nous donner une idée des effets que produisait le merveilleux accord de la poésie de Sophocle et d’une belle musique ? Sont-ce les manœuvres et les poses de ces figurans maquillés et dont le maquillage s’aperçoit, qui peuvent nous inspirer les sentimens de respect qu’inspirait aux Athéniens la majesté du chœur antique ?

Donc l’œuvre est, j’en conviens, plus théâtrale même que ne saurait le croire le public de la Comédie-Française. Elle est dramatique aussi, j’entends faite pour émouvoir d’une façon spéciale les âmes aussi bien que les oreilles et les yeux des hommes réunis dans une salle de spectacle. Les personnages, c’est entendu, sont des personnes humaines qui sentent et qui souffrent et qui se heurtent les unes aux autres, et non plus des porte-voix chargés de tirades, ni des allégories qui se croisent. Il n’est même pas besoin, pour faire sentir que ce drame est encore doué de vie, de le transporter par la pensée dans la réalité moderne, de le réduire, comme on a fait, à la familiarité contemporaine et d’imaginer à notre usage un Œdipe chez la portière. Enfin je n’ai garde de contester que la pièce soit composée avec infiniment d’art, et, si l’on veut, d’artifice ; que l’intérêt y soit plus vif que dans les autres tragédies grecques, et mieux précipité de scène en scène, selon cette règle du théâtre qui est un peu dans l’ordre littéraire comme est dans l’ordre physique la loi de la chute des corps. Elle satisfait d’ailleurs, cette tragédie modèle, à presque toutes les règles et notamment à celles de la Poétique d’Aristote : comment, à vrai dire, en serait-il autrement ? Aristote a rédigé ses règles justement pour les exemples qu’Œdipe lui fournissait, et, comme ces règles ont pris, à travers les siècles, force de lois naturelles, même pour ceux qui les récusent en tant que règles, il arrive qu’Œdipe roi régente encore nos pièces et les juge. Œdipe avait satisfait par avance à ce principe qu’il a suggéré au grand théoricien de la Grèce et qu’ont accepté sans murmure tous les dramaturges classiques : à savoir que le héros du drame doit être « un homme qui soit entre les deux, » c’est-à-dire qui ne soit point extrêmement juste et vertueux, et qui ne mérite point aussi son malheur par un excès de méchanceté et d’injustice. De même, si nous ne regardons que la conduite de la pièce, Aristote pensait à Œdipe lorsqu’il a posé que « le meilleur de bien loin, c’est lorsqu’un homme commet quelque action horrible sans savoir ce qu’il fait, et qu’après l’action il vient à reconnaître ce qu’il a fait ; car il n’y a rien là de méchant et de scélérat, et cette reconnaissance a quelque chose de terrible et qui fait frémir. » Il pensait à Œdipe quand il a déclaré que « la plus belle des reconnaissances est celle qui, étant tirée du sein même de la chose, se forme peu à peu d’une suite vraisemblable des affaires et excite la terreur et l’admiration. » Et pour qui donc, si ce