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il ne s’agit plus d’une galerie de portraits, d’une série de types nombreux et variés... Cette fois, c’est une figure en pied, la page d’une vie humaine et rien autre. Pas de personnages, ni au même plan ni au second plan... plus de roman proprement dit... la dernière formule est brisée... il n’est plus nécessaire de nouer, de dénouer, de compliquer, de grossir le sujet dans l’antique moule; il suffit d’un fait, d’un personnage qu’on dissèque, en qui s’incarne un coin de l’humanité souffrante... » Il dit, comme vous voyez, peu de choses en beaucoup de mots : c’est l’enthousiasme qui se déborde, les grandes admirations sont loquaces. Là-dessus, il me fera plaisir de me montrer « l’antique moule » dans Obermann, et la « dernière formule » dans Adolphe.

Ce n’est pas, à la vérité, que sa louange soit bien adroite. Car si Goethe, si Chateaubriand, si les romantiques à leur suite n’ont pas une place plus large dans l’histoire des origines du roman naturaliste, c’est justement parce que, bien loin d’avoir agrandi le cercle que Rousseau venait de tracer au roman moderne, ils l’auraient plutôt rétréci. Le monde de la Nouvelle Héloïse est incontestablement plus divers que le monde de Werther et surtout de René. Les acteurs y vivent plus en dehors d’eux-mêmes; ils y sont engagés dans des relations plus nombreuses, plus variées, plus complexes ; ils y sont plus mêlés à ce qui se passe autour d’eux. Le malheur, il est vrai, c’est que, dès qu’ils ouvrent les yeux sur ce qui les environne, Rousseau, qui les accompagne, aussitôt leur ôte la parole et commence de disserter en leur nom. Si l’inconvénient ne serait pas inséparable de la forme épistolaire, c’est ce qu’il y aurait lieu d’examiner. On voit du moins que Richardson, avant Rousseau, dans Clarisse Harlowe, ne l’a pas plus évité que George Sand, après Rousseau, dans Jacques. Mais, en tout cas, il fallait y parer. C’est à quoi servit le roman historique.

Je ne serais pas plus embarrassé de défendre que d’attaquer ce genre un peu passé de mode aujourd’hui. Ce n’est pas un genre faux, c’est un genre neutre. Mais, quelle que soit sa valeur intrinsèque et quoi que l’on puisse penser de Notre-Dame de Paris ou de Cinq-Mars, et du Monastère ou du Dernier des barons, ce qui n’est pas douteux, c’est que le roman historique soit une excellente école pour apprendre à poser en pied un personnage et le détacher en quelque manière de la dépendance du poète. On passe aisément à Gœthe de parler par la bouche de Werther, et nous en savons plus d’un qui ne se soucie guère, en écoutant René, que d’entendre Chateaubriand. Il est moins facile à Victor Hugo de mettre ses idées dans la bouche de Louis XI, et l’on exige de Walter Scott qu’il fasse parler Marie Stuart comme elle a dû parler, je veux dire comme on se figurait, au temps de Walter Scott, qu’elle avait dû parler. Or ainsi, nombre de détails familiers, détails de bric-à-brac, je