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lutter contre les apathies administratives, parvint à imprimer à ses colonnes expéditionnaires une mobilité supérieure à la rapidité arabe et assura ainsi la persistance du succès de nos armes. Son attitude était celle d’un vice-roi bonhomme, loquace, prenant volontiers tout le monde pour confident de ses projets d’amélioration, exécrant les journaux, dont les attaques lui avaient souvent été plus sensibles qu’il n’aurait convenu, très dévoué au gouvernement de juillet, d’une loyauté, d’une probité que nul soupçon ne pouvait atteindre et commettant parfois de petits actes de despotisme, dont il riait et dont on riait avec lui. À cette époque, la manie du jeu, du lansquenet, avait saisi les officiers d’Algérie. On jouait partout, souvent sur parole ; il y avait eu des pertes considérables. Le maréchal Bugeaud n’avait point dissimulé son mécontentement, il avait tancé quelques coupables et interdit le jeu. Chez lui et partout où il allait, on ne jouait pas. Un soir, chez le général de Bar, à une réception hebdomadaire, le maréchal se retira vers dix heures. Dès qu’il se fut éloigné, on étala un tapis sur une table et on commença à « tailler » un lansquenet. Au bout de vingt minutes environ, la partie étant dans toute son ardeur, 2 ou 3,000 francs d’enjeu brillant devant le banquier et près des « pontes, » le maréchal revint. Les officiers, les invités « civils, » dont j’étais, furent penauds comme des écoliers surpris en faute. Le maréchal, enchanté de sa malice, se mit à rire et dit : « Je suis heureux de voir que mes officiers sont assez riches pour jouer un jeu pareil ; un peu de bienfaisance ne leur déplaira pas. » Puis saisissant le tapis par les quatre coins, l’enlevant et le nouant, il le déposa sur les genoux de Mme de Bar : « Ce sera, lui dit-il, pour l’orphelinat que vous protégez. » — Ceci fait, il s’en alla. — On se précipita vers Mme de Bar : « Vite, rendez-nous nos enjeux et recommençons. » — Mme de Bar répondit : « Nenni ; c’est un cadeau du maréchal, et je le garde pour mes orphelines. » — Je m’approchai ; « Est-ce que l’argent des pékins est aussi compris dans la razzia ? » Mme de Bar riposta en riant : « Tout comme celui des officiers. » — On en fut quitte pour rétablir une partie et pour doubler les enjeux, afin de réparer la perte que la confiscation avait fait éprouver à tous les joueurs. Nul ne pensa à s’étonner de ce procédé un peu excessif, et l’école des orphelines en profita.

Dans les campemens, dans les villes, à l’état-major général, je connus les jeunes capitaines qui, depuis lors, ont fait parler d’eux en Crimée, en Italie, en Chine, au Mexique, autour de Metz, près d’Orléans, sur la Loire et pendant les journées de la commune. Les lieutenans de ce temps-là sont généraux aujourd’hui ; ceux qui ne sont pas tombés sous le drapeau ne se souviennent guère sans