Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/434

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nellie poursuivit sans l’entendre :

— Il sera trop tard. Sa délivrance… et la mienne… surviendront pendant ce fatal voyage, et elle aura la main sur lui, elle ne le lâchera pas. Croyez bien que je ne songe qu’à son propre bonheur, qu’à son propre avenir. Je n’ai plus de pensées pour moi. Si miss Brabazon était avertie…

— Elle l’est, répliqua imprudemment Saint-John ; il lui a dit ses projets avant qu’elle eût quitté l’Angleterre.

— Avant qu’elle eût quitté l’Angleterre ! Mais il y a des semaines déjà !.. Et mon mari m’a laissée, moi, apprendre tout cela par les indiscrétions des valets ! s’écria-t-elle avec une poignante amertume. — Ses yeux étaient secs maintenant ; elle cacha son visage dans ses mains tremblantes ; puis, le relevant plus pâle que jamais : — Sûrement elle aura essayé de l’arrêter ?

— Mon Dieu ! d’après la lettre de Mary, je devine qu’elle l’a blâmé fortement ; mais, quant à des remontrances directes, peut-être ne s’est-elle pas trouvé le droit de lui en adresser.

— Voudrez-vous, monsieur Saint-John, vous informer si elle est de retour à Londres ? Mme Goldwin m’a écrit hier qu’elle avait quitté Wiesbaden la semaine dernière. Dites-lui ce que je ne saurais écrire… Suppliez-la d’employer pour son bien l’ascendant qu’elle a toujours eu sur lui… Elle est de force à lutter contre ce mauvais génie.

— Soyez tranquille, votre mari restera de lui-même.

Elle secoua la tête.

— Ne laissez pas cette crainte miner votre santé. Je connais Athelstone. Il ne pourra, le moment venu, se décider à vous quitter.

Il lui parlait avec une confiance qu’il n’avait pas, car il sentait qu’il fallait la rassurer à tout prix. Penché vers elle, les coudes sur ses genoux, la tête entre ses mains, ses yeux pleins de tendresse dévouée, absolue, fixés sur les siens, il aurait voulu oser lui dire :

— Je donnerais ma vie pour vous consoler.

Mais elle ne le voyait même pas ; son regard se perdait dans le vide, tandis que ses doigts amaigris mettaient en pièces inconsciemment une pauvre rose innocente de ses peines.

— Vous vous trompez, dit-elle enfin. Il m’a fait un sacrifice aujourd’hui, mais il ne le renouvellera jamais, entendez-vous, à moins que…

Elle s’arrêta brusquement.

— Achevez, supplia Saint-John avec angoisse.

— Je vous l’ai dit, à moins que ce ne soit, à défaut de Sylvia, une mourante qui l’en prie.

— Ah ! par pitié ! s’écria Saint-John, lui saisissant la main d’un élan irrésistible, par pitié, taisez-vous. Ne voyez-vous pas que vous