Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chefs d’avant-garde qui aient existé. Cordial, ouvert, énergique, aimant à rire, ne reculant pas devant les expressions un peu grasses, exigeant beaucoup de ses troupes et les aimant paternellement, solide à cheval, défiant toute fatigue et brave jusqu’à la folie, il n’avait alors que trente-huit ans. Jamais carrière plus belle ne fut ouverte et ne fut plus brusquement fermée par les événemens que l’on sait. Lamoricière, que sa gloire militaire ne satisfaisait plus, se laissa glisser dans la politique et tomba dans l’impasse du 2 décembre, d’où il ne put sortir. Ce fut une irréparable perte pour l’armée française, qui, plus d’une fois, a dû le regretter en Crimée et en Italie. On se rappelle que ses convictions catholiques, autant que ses aptitudes, l’engagèrent à prendre le commandement de l’armée pontificale, et l’on se rappelle aussi la mésaventure de Castelfidardo. En janvier 1845, Lamoricière ne laissait pas prévoir que le pape aurait en lui son plus ardent défenseur. À cette époque, nous sortions souvent à cheval ensemble ; il aimait à causer et j’aimais à l’écouter. Ce fut de lui que je reçus les premières notions de saint-simonisme ; il paraissait pénétré de la doctrine nouvelle et ne parlait du Père qu’avec déférence. Lorsque je le quittai pour retourner à Alger, il me chargea d’aller y vérifier, dans le cimetière, si une tombe qu’il avait fait dresser sur les dépouilles d’un saint-simonien était en état convenable. Je n’eus garde de manquer à cette mission, et voici l’inscription que je relevai : « Tu as été avant de naître, tu seras après ta mort. (Lettre du Père à Charles Duveyrier.) — Dieu est Dieu, le Père est le Père ! — À Moïse Retouret, apôtre de la religion saint-simonienne, le commandant Juchault de Lamoricière a fait élever ce tombeau. » Moïse Retouret, dont le souvenir est resté cher à la famille issue de Saint-Simon et qui s’était rendu en Algérie dans l’espoir extravagant de convertir les tribus arabes à la doctrine du Dieu-Père-et-Mère, disait souvent : « Il faut combattre pour sa foi ! » Lamoricière, qui fut son ami, s’est peut-être rappelé cette parole, lorsqu’il a offert ses services, son épée, son grand nom à la papauté menacée.

À Alger résidait le gouverneur général, qui alors était Bugeaud, maréchal de France et duc d’Isly. Il avait pour devise : Ense et aratro ; il y fut fidèle, et, plus que tout autre, il voulut achever par la charrue la conquête commencée par le glaive. Homme de guerre, agriculteur, législateur, très bon, très tendre même sous une écorce un peu rude, adoré des soldats qu’il avait toujours menés à la victoire et auxquels il inspirait une imperturbable confiance, il avait toutes les qualités qui font les chefs de colonies militaires. Il aimait l’Algérie, en avait fait sa chose et lui avait donné une prospérité qu’elle ne connaissait pas encore. Ce fut lui qui, à force de