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touchaient la main et la portaient à leurs lèvres, ainsi que l’on fait entre gens de condition égale, et cependant le pacha ne l’appelait jamais qu’Azis-Effendi. Ils causaient en langue turque et ne se gênaient point pour moi, qui ne comprenais que quelques mots par-ci par-là dans leur conversation. Ce n’était ni un Osmanli ni un Arabe, car il avait des traits absolument caucasiques. J’avais souvent regardé avec curiosité un long poignard circassien qui ne quittait point sa ceinture, car j’y avais distingué des ornemens d’argent semblables à ceux dont la renaissance italienne a damasquiné quelques-uns de ses coffrets de fer ; j’en avais conclu que l’arme était ancienne et de prix. Un jour, Kosrew-Pacha m’interrogea de sa part sur les fusils à percussion qui avaient été adoptés dans l’armée française. Je répondis de mon mieux, et comme je vis que je ne me faisais pas bien comprendre, je proposai d’apporter et de montrer à Azis-Effendi une carabine à deux coups de chez Le Page, courte, quoique de bonne portée, et que j’attachais à l’arçon de ma selle lorsque je voyageais à cheval. Mon offre fut acceptée, on prit jour, et je fus exact. Azis mania ma carabine, l’admira, la mit en joue, fit sonner les platines et tout à coup me fit demander combien je voulais la vendre. Je répondis assez sèchement que, n’étant point marchand, je ne la vendrais pas. Azis parut désappointé. Je dis à Kosrew-Pacha : « S’il y tient, je l’échange contre le couteau qu’il porte à sa ceinture ; » ma proposition fut transmise. Azis-Effendi continua à examiner la carabine. Puis, sans mot dire, sans même se tourner vers moi, il prit son poignard et me le tendit. Kosrew-Pacha ne put retenir un geste de surprise, et il s’écria, moitié en turc, moitié en italien : Mach-Allah ! non l’avrei creduto ! — Par Dieu ! Je ne l’aurais pas cru ! J’emportai le couteau, qui était une très belle arme, ce qui ne m’empêcha pas de regretter ma carabine. Quelques semaines se passèrent, je ne rencontrais plus Azis, et bientôt j’allai faire ma visite d’adieu à Kosrew-Pacha, car j’étais près de quitter Constantinople. Avant de prendre congé, je lui dis : « Je prie votre Excellence de me rappeler au souvenir d’ Azis-Effendi. » Kosrew répliqua : « Ah ! il est loin : vous retournez directement en France ? — Non, je vais d’abord en Italie et ensuite à Alger. — Vous n’avez pas l’intention d’aller à Odessa ? » Cette question m’étonna, et je répondis non. Kosrew-Pacha se mit à rire : « Il n’est pas gros, n’est-ce pas, Azis-Effendi ? il est moins gros que ce boucher de Karadja-Pacha ; mais il a déjà beaucoup fait parler de lui et vous connaissez son nom ; il ne s’appelle pas Azis-Effendi, c’est Schamyl, sur qui soient les bénédictions de Dieu ! De temps en temps il nous fait visite, et nous le recevons bien ; c’est un lettré ; il sait tout le Coran par cœur. J’ai été surpris qu’il vous ait donné son couteau, car c’est celui de Sefer-Bey, qui, comme lui et avant lui,