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vulgairement nommé Oustreff, et qui alors, à la suite d’une disgrâce de Séraï, était exilé dans son konaq du Bosphore, près de l’embouchure de la Mer-Noire. Il avait été grand-vizir et avait quitté les affaires à la suite de dilapidations scandaleuses, dont il parlait sans mystère comme d’une peccadille. J’allais souvent le voir, et nous pouvions causer ensemble sans avoir recours à un interprète, car il savait l’italien. Sa courtoisie était extrême. Ce qui m’attirait chez lui, que l’on délaissait comme un pestiféré, ce n’étaient ni les confitures au jasmin, ni les sorbets, ni les glaces à la cannelle, ni le café, ni les narguilehs qu’il me faisait offrir ; c’était l’espoir d’apprendre quelque chose sur la destruction des janissaires, à laquelle il avait été activement mêlé. — En juin 1826, il était aga de l’indomptable milice, et c’est contre lui qu’elle se souleva d’abord en refusant de se soumettre à l’autorité des officiers égyptiens que l’on avait appelés à Constantinople. C’est lui qui, se sauvant à grand’ peine au milieu du sac de sa maison, était parvenu à pénétrer dans le vieux Séraï, où sultan Mahmoud était enfermé. Le sultan, qui se souvenait du sort de ses prédécesseurs, Sélim et Moustapha, hésitait à résister aux janissaires et avait déjà fait préparer un caïque pour traverser le Bosphore, afin de se réfugier à Scutari. Kosrew-Aga se sentait perdu si sultan Mahmoud ne prenait pas le parti de la lutte à outrance, et, de plus, il comprenait que sa fortune politique était assurée si l’on se rendait maître des rebelles. Il s’agissait non-seulement du trône, mais de l’existence ; sultan Mahmoud le comprit ; il joua son va-tout et gagna. On fit sortir le Sandjack-Chérif, — l’étendard du prophète, — qui est un tapis de prière ayant servi à Mahomet, qui est gardé à Sainte-Sophie, que l’on ne déploie que lorsque la foi musulmane est en péril, et on proclama la guerre sainte, pour laquelle tout fidèle est forcé de marcher. — Ces faits, je les connaissais ; mais comment le dénoûment s’était-il produit, comment était-on venu à bout de ces terribles janissaires ? C’est ce que j’ignorais et c’est ce que je cherchais à apprendre de la bouche même de Kosrew-Pacha. — C’était difficile, car il n’aimait pas à parler de ce massacre, qui fut sans merci. — Un jour cependant il se décida, et voici le résumé de notre conversation tel que je le notai après l’entrevue,

« La destinée de tout homme est écrite avant sa naissance sur le livre qu’il portera au cou, lorsque l’heure du jugement dernier aura sonné. Dieu l’unique emploie souvent les instrumens les plus humbles pour accomplir les événemens d’où dépend le sort des empires. L’homme qui a donné le signal de la destruction des janissaires était infime parmi les infimes. — Ainsi Dieu l’a voulu. — Tout le monde avait obéi à la voix du padischah, la ville était en