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voyais pour la première fois, à admirer les côtes de la Calabre, à m’extasier devant les nuances nacrées que revêtaient les contre-forts de l’Etna au soleil levant, à lire les noms inscrits sur les dalles sépulcrales de l’église Saint-Jean à Malte. Lorsque nous entrâmes dans les mers de Grèce, ce fut un enchantement, et j’étais devenu le plus mythologique des hommes. Cela est involontaire ; on reconnaît la patrie des dieux ; les flots sont si doux, le ciel est si pur, l’atmosphère est si transparente, que les divinités des Olympes disparus s’évoquent d’elles-mêmes ; la mémoire murmure léchant des poètes ; en voyant les vagues se creuser comme une conque d’azur, on pense à Vénus anadyomène, et le soleil n’est autre qu’Apollon, dieu du jour, qui lance des flèches d’or. Cette impression est très vive, et l’on se sent pénétré par un panthéisme attendri qui donne une âme aux choses et déifie la beauté.

Si j’étais heureux en naviguant à travers les îles de l’Archipel, que fut-ce donc lorsque j’eus pris terre et que je me perdis sous les cyprès qui abritent le champ des morts à Smyrne ! Pour un Parisien tout jeune et curieux, qui ne connaissait que quelques campagnes et quelques stations de bains de mer, c’était une bonne fortune, et j’en jouissais jusqu’à l’ivresse. Rien de ce que j’avais déjà vu, ni Paris, ni Londres, où j’avais passé quinze jours en 1838, ne ressemblait à ces villes mêlées d’arbres, ornées de minarets où chantent les muezzins, parcourues par des femmes voilées, par des hommes aux costumes èclatans et qui portent des armes étincelantes. C’était un autre monde, un monde de féerie réelle dont je ne voyais que les contrastes et dont je n’apercevais même pas les inconvéniens. La saleté des rues, la puanteur des bazars, ne me choquaient pas, et je trouvais bon que les seuls agens-voyers chargés de la salubrité publique fussent les chiens errans, les percnoptères et les milans. La nourriture était peu succulente ; les moustiques et le reste me dévoraient ; qu’importe ! j’étais près du Mélèse ; le mont Pagus a mis son vêtement de lapis et de pourpre, les caroubiers se reflètent dans les eaux du golfe et les caïques aux voiles blanches rasent la mer comme des oiseaux voyageurs ; donc tout est bien. Je n’avais qu’un regret, c’est que Louis de Cormenin et Gustave Flaubert ne fussent pas avec moi et ne partageassent pas la folie d’admiration dont j’étais atteint. Notre correspondance ne languissait pas, mais elle faillit être interrompue pour toujours, ainsi que notre amitié, par un accident dont je fus victime. Escorté d’un drogman, j’étais parti à cheval pour visiter les environs de Smyrne et aller à Ephèse. On peut croire que je ne négligeai point cette occasion de passer des pistolets et un couteau de chasse dans ma ceinture, ce qui fut fort incommode et encore plus inutile. Nous étions au 5 juin, et la chaleur était accablante. À la fin de ma première journée de marche, vers quatre